: Note d’intention
par Denis Podalydès
Marchant dans les brumes de Londres, le docteur Jekyll, homme ambitieux, important, respecté, et la silhouette dissociée, chétive, maléfique de Hyde, hantent depuis plus d’un siècle la littérature, le cinéma, l’inconscient, dont Hyde même, serait une version solidifiée, incorporée, libre. Il y a fort à faire. C’est une mine explosive de métaphores, d’associations d’idées, de cauchemars, de visions horribles, poétiques et philosophiques mêlées. Un mythe. Ce mythe est d’abord un roman de Stevenson, dont le dernier chapitre est une splendeur. C’est la confession de Jekyll.
À l’instant de mourir, ne parvenant plus à rester lui-même, envahi définitivement par Hyde,
devenu presque absolument Hyde, il raconte les étapes de sa folie démiurgique, dont l’ambition
sociale, jointe aux désirs de débauche, fut le premier moteur. Mélancolie des aveux et des
regrets, derniers efforts de raison et de justification scientifique, implacable logique du pire sous
la poussée du démon, tendent ce texte hyper concentré.
Christine Montalbetti le reprend et le fait sien. Fait siens l’hiver londonien, les rues vides la nuit, la
brume. Fait sienne l’angoisse de Jekyll, mais aussi l’humour de Hyde, la jeunesse et l’éducation
de Jekyll, les pas légers de Hyde, la souterraine et souveraine séduction de Hyde, sa poussée
dans la voix de Jekyll, son envahissement inexorable du corps de Jekyll.
La métamorphose n’est pas établie dans le texte. Elle est le texte. Le laboratoire où s’enferme le
docteur pour y boire le fameux breuvage n’est pas le décor, mais l’espace sonore, l’énonciation
elle-même de ce texte. Deux voix travaillent jusqu’au bout ce texte à une voix. Borgès se désolait
qu’au cinéma on ait toujours confié les deux rôles au même acteur, tandis que le roman les
sépare absolument. Là même en est le principe. Hyde n’a ni la silhouette, ni la taille, ni le visage,
ni rien de commun avec Jekyll. Le spectateur, découvrant Hyde, ne peut ni ne doit imaginer
Jekyll en lui.
Telle est précisément la réussite et la malédiction du savant. Or la tentation l’a toujours emporté
de les confondre dans le même interprète. On le comprend aisément. L’acteur se réjouit de cette
composition qui s’offre à lui, ne peut que succomber à ce désir de dédoublement ; qui ne rêve
pareil rôle ? Cette pulsion de jeu ne m’est pas étrangère. Quel comédien ne sent pas en luimême
le pas inquiétant et dansant de Hyde, l’envie de grimacer épouvantablement, de nouer en
un seul bloc, en un seul personnage, les désirs insolents, farcesques, outrés, de jouer enfin le
plus malin des méchants, de faire et de se faire peur ? Nous viserons moins le fantasme réalisé,
la métamorphose accomplie, le personnage malingre et incarné, que la pulsion elle même, la
saillie du petit bonhomme perçant sous le masque sobre de Jekyll, la pression fantastique et
contradictoire qui en résulte et s’exerce alors. C’est elle que nous appelons Hyde. Notons que,
dans le roman, il est moins monstrueux par son aspect que par le malaise et la répugnance
qu’éprouve celui qui le rencontre, plus immédiatement effrayé de sa hideur morale absolue et
sans mélange que de sa relative laideur physique. Coup de génie de Stevenson, dont la créature
échappera désormais à toute incarnation satisfaisante. On ne peut donc pas voir Hyde. Il sera
néanmoins bien présent, et règnera, si possible, je l’espère, au final, jusque dans le coeur même
du spectateur.
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