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Le Bourgeois, la mort et le comédien

mise en scène Eric Louis

: Note d'intention

Les Précieuses ridicules, Le Tartuffe, Le Malade Imaginaire. Dans le même mouvement, avec la même équipe : neuf comédiens pour trois pièces de Molière, jouées dans leur intégralité, et qui ne constituent pas une simple succession mais un parcours.
Car ce n’est déjà plus seulement Molière. Le travail a déjà commencé. C’est déjà «La Nuit surprise par le Jour». Nous nous sommes inventés une nouvelle équipée, une nouvelle «donquichottesque» tentative de dire le monde. Il nous faut cela. A chaque nouvelle aventure, à chaque nouvelle rencontre. Un pari de théâtre.
Ce sera cette fois avec Molière, dans cette trilogie imaginaire où le bourgeois, la mort et le comédien composent les principales figures d’un théâtre d’humanité et de carnaval. Molière n’est pas un auteur solitaire, mais le meneur d’une troupe. Il n’écrit pas seul. Nous avons appris ailleurs, avec des écrivains de notre temps, ce que les plus belles écritures de théâtre devaient à la relation vivante au plateau, combien l’écriture du texte était intensément nourrie du travail des vivants. C’est ce mouvement d’échange qui fait la richesse et la densité du théâtre que nous aimons (parce qu’il nous fonde) et que nous nous proposons de retrouver ici.
Car il y a peut-être une singularité de Molière qui échappera toujours à tout discours, quelle que soit sa pertinence, et qui pour nous est peut-être l’essentiel. Une chose qui ne relève pas de la place qu’occupe l’auteur si massivement dans l’Histoire – l’histoire littéraire/théâtrale de la comédie et de ses formes, l’histoire sociale/morale de la représentation, ou l’histoire politique des relations de l’art et du pouvoir. Et qui pourtant est présente en chacune d’elles et chaque fois qu’on représente Molière. Cette chose, aiguisée par la connivence, le rire (sur l’état du monde et sur nous-mêmes), c’est le fait que Molière, ce n’est pas qu’une œuvre, c’est une vie. Et que cette vie, ce n’est pas seulement celle d’une personne, c’est celle d’une troupe.
Entendons-nous. Il ne s’agit pas de ramener par la bande de vieilles supercheries, où l’oeuvre vaudrait avant tout par l’homme, se comprendrait par lui, ni de raconter l’existence de Molière et de sa troupe. Au contraire, c’est toujours de texte qu’il s’agit pour nous : de mots, de prose et de vers, d’actes de parole, de structures, de dramaturgie. De langage. Mais ce langage-là est vivant. Riche des conditions de sa naissance. En abordant une pièce de Molière, on a presque tous comme en surimpression son visage, les silhouettes des comédiens, Paris, Versailles, la cour, le siècle (le grand). Un tourbillon. Tout cela n’existe plus. Reste ce que nous voulons retrouver, vivre et faire vivre : le mouvement de la création, l’entraînement des comédiens dans le désir d’unir toujours mieux le plaisir du spectacle et l’intelligence commune du temps. Celui d’aujourd’hui. En faisant de l’historicité une actualité, la nôtre, celle du public. Celle de la représentation.


Dans chacune de ces trois pièces, Molière, construisant ses intrigues, nous donne l’illusion d’actions réelles, tout en usant à plein des procédés de théâtre. Il n’a cessé d’explorer dans les termes de son temps les rapports de l’apparence et de l’identité. Les Précieuses, Le Tartuffe, Le Malade : le travestissement est au coeur de ces pièces. On s’y déguise, on y joue des rôles, on y fabrique des intrigues, bref on y fait du théâtre. Et si l’on sait cela, alors on voit que le fou est celui qui croit à la pure vérité du rôle, de l’apparence, de la comédie sociale. Il ne sait pas qu’il est au théâtre. Dans les fables de nos pièces, la raison utilise le théâtre comme l’arme majeure de la lucidité. Pour vaincre l’aveuglement ou la supercherie, il faut souvent produire un stratagème, prendre le faux à son propre jeu. Le théâtre est opérateur de vérité.
C’est ici que notre recherche rejoint au plus près Molière : en jouant visiblement, sur le plateau, avec les moyens du théâtre, nous tentons d’instruire un rapport concret, constamment actif, aux êtres et aux choses... Le plateau de théâtre n’est pas la réalité, mais l’action qui s’y joue peut, elle, refléter cet effort pour participer au monde, pour le comprendre, cet effort de lucidité.
Les neuf acteurs des trois pièces passeront d’un personnage à l’autre, feront l’expérience de la transformation continuelle, et seront de fait, comme Molière, dans l’analyse du rapport entre théâtre et société. Ils seront aux prises non pas avec l’illusion du monde, mais avec l’acte de représenter. Les identités et leur mise à l’épreuve constitueront ainsi le grand jeu (de la troupe), où une microsociété met en crise comique le langage social, le dévoile, en dénonce l’artifice et le ridicule. Quand la réalité est le plateau, l’entreprise de théâtre, alors on peut voir à quel point la société est une comédie.


Molière a toujours tenté de plaire au monarque absolu par le spectacle, qui seul justifie la puissance de la satire. Il y a ici de la farce, de la grande comédie en alexandrins, encore de la farce, de la comédie-ballet, toujours de la farce... Ces trois pièces ainsi ordonnées forment un cheminement de créations qui ne témoigne pas d’un progrès constant vers le haut comique et la gloire posthume, mais qui semble plutôt aller vers toujours plus de séduction, de divertissement, qui manifeste en tous cas une confiance dans le pouvoir du théâtre et qui, même dans ses égarements, dit la nécessité du jeu... Pour nous – qui ne nous adressons plus au roi, mais à nos semblables – c’est en fabriquant du théâtre que nous pouvons répondre à nos interrogations sur le monde. Et ce qu’on voit, au travers de ces trois pièces si différentes dans leur facture, comme on dit, c’est un groupe qui invente à chaque fois autre chose du théâtre, avec du vieux et de l’inédit, qui, pour et avec le public, imagine ses propres règles.


D’autant que le jeu paraît finalement la seule morale de l’histoire. Si, comme il se doit à la fin de la comédie, l’ordre social se voit re-confirmé, ce n’est qu’au prix de trop visibles artifices, qui rendent assez vain son triomphe... Que nous reste-t-il au bout du parcours, à la fin du Malade imaginaire ?
Ce que dit Béralde : «Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toute chose.»
Pas plus que dans les autres pièces, le malade n’est guéri. Tous en effet sont aveuglés par la peur de leur condition humaine, peur de la mort. C’est là, peut-être, le rôle du comédien et de la comédie de rappeler que tout cela n’est qu’un jeu, puisque la guérison est illusoire. Reste donc la fête, avec tous, où chacun peut obtenir le plaisir de jouer. Alors bien sûr, ce n’est plus le XVIIème siècle qui sera ici mis en critique, en dérision, en fête. Puisque ce jeu de la folie et du vacillement des identités est universel, c’est notre société que ces trois pièces veulent entraîner, et le public avec elle, dans une mascarade au bord de l’abîme.
Notre fiction sera donc celle d’une troupe allant jusqu’au bout du jeu, par laquelle Molière devient épique, non pas en tant qu’il raconterait une aventure, mais en tant qu’il est théâtre, pleinement, et que ce théâtre est une aventure.

Éric Louis

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