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Le Bourgeois gentilhomme

+ d'infos sur le texte de  Molière

: Un Bourgeois décalé

Laurent Muhleisen RENCONTRE VALÉRIE LESORT ET CHRISTIAN HECq

Laurent Muhleisen : Vous signez conjointement la mise en scène de cette comédie-ballet de Molière ; que devient dans votre version la musique de Lully ?


Christian Hecq. Nous avons abordé la pièce en partant de la musique : nous trouvions que le style baroque, aussi beau soit-il, ne rendait pas compte du rythme propre de cette comédie...


Valérie Lesort. ... que l’alternance entre certaines scènes très enlevées et une certaine pompe propre au baroque alourdissait parfois le propos. Nous gardons donc, à quelques écarts près, la partition de Lully, mais dans une transposition de Mich Ochowiak et Ivica Bogdanić. Les airs seront reconnaissables.


C. H. On reconnaîtra par exemple l’ouverture, mais elle sera, disons, plus vivifiante que l’originale. L’ensemble de cette transposition est largement inspiré par la musique des Balkans.


L.M. Quel impact cette transposition a-t-elle sur votre mise en scène ?C.H. Nous nous sommes retrouvés déportés dans une sorte d’univers parallèle...


V. L. ... d’inspiration balkanique, certes, mais qui se mêle à l’époque de Molière. La mise en scène ne comportera pas d’anachronismes. Elle se déroule simplement dans un monde décalé.


C. H. et V. L. De même, en travaillant avec Vanessa Sannino, qui signe les costumes, nous nous sommes rapprochés d’éléments rappelant tous ces films dits « fantasy » où l’on ne sait pas vraiment à quelle époque on est, ni dans quel monde, ni même dans quelle galaxie.


V. L . Parallèlement à notre approche de la musique, il y avait aussi nos idées visuelles, à commencer par le théâtre noir propre à la marionnette. Il fallait pouvoir justifier l’apparition, dans certaines scènes, de drôles de créatures qui s’ébattent. L’atmosphère de ce Bourgeois gentilhomme sera parfois assez magique.


C.H. Et cette dimension magique ne semble pas extraordinaire aux personnages de la pièce. Elle fait partie de leur monde. V. L. Nous aimons aussi créer, dans nos spectacles, des personnages aux traits accentués, en « surimpression de couleur ».


_L. M. Dans quel décor vit ce bourgeois, ce fils de tapissier habitué à travailler de ses mains, qui rêve d’ascension sociale, d’approcher la Cour, les nobles, les gens bien nés ?_


C.H. Comme dans 20 000 lieues sous les mers, s’il l’on veut que le comédien qui manipule un objet ou une marionnette soit invisible, il faut non seulement qu’il soit revêtu de velours noir, que la lumière soit très rasante, mais aussi que tout ce qui se trouve derrière lui soit pratiquement noir. Éric Ruf avait donc comme consigne de créer le décor le plus sombre possible. Il a pour cela travaillé sur des effets de matière, de relief...


V.L. ...un peu comme chez Soulages : un noir qui accroche la lumière, un noir vivant.


C.H. En somme, c’est un univers qui colle assez bien avec l’atmosphère un peu austère, laborieuse, qui peut régner dans un intérieur bourgeois. Mais comme ce bourgeois est un manuel qui rêve de dorures, il a passé son temps, en cachette, à bricoler de petits systèmes qui vont servir à « dorer » progressivement son intérieur, en prévision de la visite tant attendue de la marquise dont il est amoureux.


V.L. M. Jourdain est une sorte de facteur cheval, il a un côté extrêmement poétique. Et comme il est fan de musique des Balkans et de cuivres, il en a collectionné de grandes quantités qui lui ont servi à fabriquer ses panneaux dorés, par compression.


L. M. Comment abordez-vous ce personnage par rapport à votre esthétique de jeu, proche du clown poétique ?


C. H. Pour moi, M. Jourdain n’est pas un contre-emploi, je me sens proche de lui, parce qu’il est habité par des rêves d’enfant, des rêves naïfs ; ce sont des éléments que nous utilisons beaucoup dans nos spectacles, Valérie et moi. En tant que comédien, ma source d’inspiration principale est ’enfance. Les rêves d’enfant sont les plus puissants parce qu’ils ne sont pas encore abîmés par la contrainte de l’éducation, les normes imposées. Ce sont des rêves purs.


V. L. De plus, ce bourgeois a une vraie soif d’apprendre. Nous l’abordons de façon plus poétique que ridicule. Certes, ce n’est pas un foudre d’intelligence, il est un peu soupe au lait, n’a pas d’inhibitions, mais tout au long de la pièce, il est sincère, incapable de mentir, et n’en sera que plus touchant, attendrissant, à la fin, quand il se rendra compte que tout le monde s’est moqué de lui.


C. H. Comme M. Jourdain, j’aime la musique, et j’en jouerai un peu avec les musiciens présents sur scène pour impressionner la marquise, j’adore danser, faire de l’escrime... Si l’on veut jouer le ridicule, il faut le faire avec conviction, de toute son âme.


L. M. Votre façon de travailler fait aussi beaucoup appel à la gestuelle des acteurs.


V. L. Nous aimons beaucoup chorégraphier nos mouvements ; rien n’est laissé au hasard. Pour ce spectacle, nous imposons des personnages assez forts aux comédiens, rien que dans les silhouettes que nous avons trouvées avec Vanessa Sannino, tout est assez « marqué ».


L.M. Qu’est-ce qui provoque le rire, dans la pièce ?


V.L . C’est ce contraste, je crois, entre la très grande intégrité du bourgeois et ce qu’il est amené à faire. Il ne comprend rien aux codes des nobles. Mais tous les personnages de la pièce ont leur lot de ridicule, il n’y en a pas un pour sauver l’autre...


C. H. ... oui, et ce qui provoque le rire est aussi le fait que M. Jourdain n’ait pas les codes, qu’il ne comprenne absolument pas ce que veulent dire les nobles qu’il invite, bien qu’ils utilisent la même langue. Mais ce qui est comique également, c’est la conviction que les autres mettent à lui faire faire des choses insensées, absurdes, comme ces « a », ces « e » et ces « i » que lui fait travailler le maître de philosophie. Tous les maîtres de la pièce ont une passion un peu jusqu’au-boutiste de leur art. Ils sont un peu cyniques avec M. Jourdain, bien sûr, mais ce ne sont pas des crapules. Personne n’est tout noir ou tout blanc dans le monde des bourgeois.


L.M. Quelle sorte de relations M. Jourdain a-t-il avec les siens, sa famille, ses domestiques ?


C.H. Mme Jourdain est extrêmement austère, deux fois plus grande que son mari – qui a très peur d’elle – avec un côté mante religieuse. Les tenues des serviteurs, assez « faire-valoir », sont assorties d’un écusson avec mon visage, puisque leur fonction est d’être à mon service.


V.L . ... et ils sont chauves, pour ne pas éveiller la jalousie de leur maître.C.H. Chez les domestiques, Covielle, qui est le déclencheur de l’énorme plaisanterie faite à M. Jourdain, a selon moi un côté sale gamin, pervers, voire sadique. Il se fiche de tout, c’est un manipulateur sans scrupule.


L. M. : Le Bourgeois gentilhomme est notamment célèbre pour sa « turquerie » finale. Comment l’articulez-vous par rapport à vos choix de mise en scène ?


V.L . Dans la pièce de Molière, nous n’avons jamais compris d’où pouvaient sortir, dans un intérieur bourgeois, ces superbes costumes de Turcs. Et comme le plan de mystifier M. Jourdain est mis en place très rapidement, nous avons imaginé des costumes fait de bric et de broc, avec ce que les comploteurs ont sous la main : un abat-jour, des fruits et légumes, des petites cuillères, des ustensiles de ménage. M. Jourdain n’y verra que du feu, tellement il veut y croire ! quand il finira par s’en apercevoir, il en sera extrêmement meurtri. Notre Bourgeois gentilhomme ne se termine pas vraiment sur un happy end.


  • Propos recueillis par Laurent Muhleisen Conseiller littéraire de la Comédie-Française, avril 2021
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