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Lampedusa Beach

+ d'infos sur le texte de Lina Prosa traduit par Jean-Paul Manganaro
mise en scène Lina Prosa

: Entretien avec Lina Prosa

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

Une genèse en trois étapes


Ce triptyque se compose de textes nés à trois moments différents, sans avoir été prévu comme tel par l’auteur. Les rencontres humaines et les réflexions nées à Paris, et avec la Comédie-Française, ont créé au fur et à mesure une carte poétique qui a entraîné « mon voyage » au-delà du premier abordage, bien plus loin que ne le laissait présager la table où j'écris.
L’écriture se transformant d'elle-même en projet, échappant à son emplacement premier parce qu'elle est vivante, mouvante, et se mélangeant à un vécu auquel elle donne une forme, est un procédé des plus fascinants pour un auteur.
La composition du Triptyque du naufrage est née bien avant la parole scénique, de l'amour des vibrations humaines qui l’ont fait émerger du néant et du silence. Je crois en cette pratique du théâtre contemporain qui n'est pas étrangère à ce qui est hors et autour du plateau. C’est pour moi une oeuvre totale, parce qu'elle contient tout un monde.


Lampedusa Beach, le premier texte dans l’ordre chronologique, voit le jour à Palerme en 2003. En 2011, à ma grande surprise, le texte est proposé au public du Théâtre du Vieux-Colombier grâce à la sélection du Bureau des lecteurs de la Comédie-Française. La soirée est magique. Unique. Le texte, lu par Marie-Sophie Ferdane, est plébiscité par un jury de spectateurs.
Lampedusa Snow arrive à la fin de l’année 2012. La complicité du public avec Lampedusa Beach, monologue peu rassurant sur l’émigration clandestine, m'encourage dans mon dessein d'une écriture combattante. Elle est pour moi la preuve que la poésie gagne malgré tout, et me pousse à aller plus loin. C'est ainsi que naît le deuxième texte, lu par Bakary Sangaré au Studio-Théâtre pendant les représentations de Lampedusa Beach mise en scène par Christian Benedetti en avril 2013.


Lampedusa Way naît à la dernière minute. À l’Institut culturel italien, lors d'une rencontre avec le public pendant les représentations de Lampedusa Beach, l’ambassadeur d’Italie « prédit » l'existence du triptyque. Puis, lors d’une autre rencontre avec le public conduite par Muriel Mayette-Holtz au Studio-Théâtre, alors que des spectateurs exprimaient le souhait d’une trilogie, l’administratrice a elle-même évoqué l’idée de programmer ce triptyque dès lors que la troisième pièce serait achevée. La carte poétique élargit encore la géographie de ce voyage tandis qu’il est décidé que je serai également la metteuse en scène des trois textes.
Le processus de cette écriture en trois étapes fait sens. Même si les textes sont autonomes de par leur création et liés à des histoires individuelles, ils forment ensemble l'expérience du naufrage, métaphore de la condition de l’homme contemporain. Le problème concret de l'immigration massive à Lampedusa, par voie maritime, est vieux d'une vingtaine d'années. Les détails du naufrage que ma parole décrit en 2003 dans Lampedusa Beach sont les mêmes que les événements tragiques survenus ces derniers mois ; de fait, des centaines de victimes hantent désormais la conscience européenne. J'ignore si le sacrifice de cette multitude de naufragés, dans le « cimetière-mère » qu'est devenue la Méditerranée, changera l’histoire de demain.
Mais je sais en revanche que la poésie est un acte politique, pour peu qu'elle prenne le corps en charge. J'espère qu'elle permettra des changements de points de vue, des prises de conscience et de position.


Une écriture et un jeu d'acteur à chaque fois singuliers


Dans l’écriture du Triptyque, la mort tragique d’une personne quelconque, d’un Africain quelconque, relève de « l’extraordinaire ». L'innocence et la naïveté qui caractérisent les protagonistes du naufrage donnent à cet extraordinaire la possibilité de se manifester sur scène. Le naufragé est à la limite du possible, dans un corps à corps avec l’élément, dans une lutte ancestrale. Dans sa lutte contre les flots, la descente de Shauba (Lampedusa Beach) vers les abîmes est une expérience du corps dans son eau originelle, le naufrage est un gouffre qui s’ouvre sur ce qu'elle est intrinsèquement. Il s’agit d’un naufrage vertical, vers le bas.
Pour sa part, Mohamed (Lampedusa Snow) lutte contre la neige, élément qui lui est étranger. Il est obligé de monter de plus en plus haut, jusqu'au sommet. Devant l’Africain, un gouffre s’ouvre sur ce qu'il n’est pas. Il s’agit ici d’un naufrage vertical, vers le haut.
Saïf et Mahama (Lampedusa Way), qui sont venus à Lampedusa à la recherche de Shauba et de Mohamed, luttent contre le temps, luttent contre l’inconnu, contre ce qui engloutit les traces et annule la résolution de chacun de ces voyages. Il s’agit d’un naufrage horizontal, de-ci, de-là.
Shauba, Mohamed, Saïf, Mahama ne sont pas pour moi des personnages. Ils proviennent de la réalité. Ils sont ce qu'ils sont. Ils sont donc poétiquement parfaits – condition idéale pour toucher la conscience et la raison du public, qui représente la société, cet espace humain où le théâtre a sa raison d’être.
L’expérience du naufrage se fait grâce à l’impact poétique de l’acteur. Le texte est le lieu où l’acteur se laisse contaminer par des « personnages réels », où il prend en charge leur histoire et la fait sienne. L’acteur, sur la scène, ne poursuit pas l’identification, mais il se fait réel autrement. Il est là pour faire, en revenant à la racine grecque du mot « poésie », poïeïn, c’est-à-dire « faire ». Pourquoi est-il nécessaire de le faire ? C'est là tout le mystère du théâtre. Il faut l’accepter parce que les deux plans sur lesquels il nous place nous rendent la liberté. La liberté de changer de point de vue, d'avoir une approche nouvelle, en tout cas plus humaine, de la réalité.


Ma parole pour l’autre


C'est un lieu commun, nous avons plus que jamais besoin d'écriture, d'écrivains, de théâtre, d'artistes. Nous avons besoin de cette matière artistique qui ne connaît pas de frontières et les abat quand elle les découvre. La poésie et l'art ne peuvent rester neutres face à la dérive humaine de notre temps. Leur raison d'être en viendrait à disparaître.
La Sicile, où je suis née et où je vis, est aux premières loges devant la tragédie de ces mouvements migratoires. Ce qui m'est encore plus intolérable, c'est que la Méditerranée, la mer d'Ulysse où plongent mes racines et les vôtres, soit aujourd'hui un laboratoire de mystification, de misère morale et politique, de mort, à cause de l'égoïsme et des intérêts du pouvoir constitué. Dans l'île de Lampedusa, la porte du Sud de l'Europe, nous sommes aujourd'hui contraints de tenir compte d'une humanité qui nous regarde, mais que nous regardons nous aussi. Pour des raisons différentes.
Nous nous trouvons au coeur d'un jeu de reflets dans l'eau où apparaissent tour à tour l'image de l'étranger et la nôtre. L'eau ne peut les différen-cier, les sélectionner, car elle ne peut se diviser. Les trois textes de Lampedusa naissent donc de mon besoin de prendre en charge ceux qui ne comptent pas, de leur donner un nom et, avec ce nom, de leur redonner le droit à l'identité, à l'histoire, à la parole. Ce passage à la Comédie-Française est pour Shauba, Mohamed, Saïf, Mahama et pour nous, l'occasion de les saluer.
Dans l'espace confiné du théâtre, la mer retourne à son mythe.

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