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La Vie est un rêve

mise en scène Jacques Vincey

: Entretien autour de "La Vie est un rêve"

Avec Vanasay Khamphommala, dramaturge et Jacques Vincey, metteur en scène

Vanasay Khamphommala : Peux-tu expliquer comment ton parcours de metteur en scène t’a amené à aborder La Vie est un rêve ?


Jacques Vincey : Il y a d’abord la rencontre avec ce texte qui provoque en moi simultanément un éblouissement et des zones d’ombres. Il y a quelque chose qui me saisit et quelque chose qui m’intrigue, que j’ai du mal à percer dans cette oeuvre qui prend ses racines dans le Siècle d’or espagnol et qui pointe cependant des questions cruciales qui sous-tendent notre rapport à la réalité contemporaine. C’est dans cette dynamique paradoxale que je souhaite réunir une équipe pour mettre ces questions à l’épreuve du plateau et étayer nos intuitions d’une recherche commune.
Et puis, ce n’est sans doute pas un hasard si cette pièce me touche maintenant, parce qu’elle prolonge un chemin qui me mène de spectacle en spectacle et qui tourne toujours autour d’une même question : pourquoi et comment se raconte-t-on des histoires ? J’ai monté plusieurs pièces qui se passaient en huis-clos, où l’enfermement poussait à s’interroger sur la nécessité de passer par des constructions imaginaires – mensonge ou rêve – afin d’accéder à de nouvelles strates de réalité. Cette thématique s’inscrit chez Calderón dans une perspective historique, politique, philosophique et spirituelle qui déplace et élargit ma réflexion.


VK : Justement, La Vie est un rêve nous ramène au Siècle d’or espagnol, alors qu’un de tes précédents spectacles, Jours souterrains, était la création en France du texte d’un dramaturge norvégien contemporain, Arne Lygre. Y a-t-il pour toi une façon différente d’aborder les pièces du répertoire et les écritures contemporaines ?


JV : Bien sûr. Arne Lygre me confronte directement au monde dans lequel je vis au jour le jour, à l’actualité « brûlante ». Mais ce qui m’intéresse néanmoins dans son écriture, c’est qu’elle s’enracine dans des fondamentaux mythologiques qui, eux, sont intemporels. Pour ce qui est de La Vie est un rêve, on la perçoit directement dans l’épaisseur du temps. J’ai les mêmes outils d’appréhension que quand je travaille sur Lygre : je travaille avec un imaginaire et une sensibilité qui sont ancrés dans le XXIe siècle. Mais je me nourris aussi du contexte historique, politique, artistique dans lequel ce texte a été créé, et du chemin parcouru depuis quatre siècles, tant d’un point de vue des idées que des formes artistiques, qu’elles soient littéraires, picturales ou autres… Ce parcours « à rebours du temps » est d’une richesse extraordinaire et permet une perception à la fois plus aiguë et plus vaste de l’oeuvre. Avec Lygre j’étais confronté à une langue qui n’existe pas encore, alors que Calderon me confronte avec une langue qui n’existe plus.


VK : L’Histoire avec un grand H t’aide ainsi à raconter l’histoire…


JV : L’Histoire avec un grand H, c’est ce qu’on traque dans chaque texte : c’est ce qui dépasse la petite histoire, l’anecdote, le fait divers. Le théâtre n’est fait que de distances : c’est toujours l’écart entre ce qu’on vit et ce qui se raconte sur une scène qui permet la bascule dans quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus dense. Mais je crois que la grande Histoire est aussi présente dans Lygre, Genet ou Strindberg que dans Molière, Shakespeare ou Calderón.


VK : Le théâtre devient ainsi la boîte magique qui transforme l’anecdote en symbole…


JV : Oui, mais à l’évidence, dans La Vie est un rêve, le symbolique est présent d’emblée, il affleure sans cesse. D’une certaine manière, au plateau, il s’agit ainsi presque du travail inverse : ancrer le symbolique dans une matière concrète pour parvenir à en jouer et à le faire résonner avec notre réalité contemporaine.


VK : Peut-on parler justement du parcours de Sigismond comme d’un parcours symbolique le menant de l’animalité aux lumières de la sagesse ?


JV : Oui, c’est en affrontant diverses épreuves que le personnage grandit : l’enfermement, la confrontation au monde de la cour et ses illusions, la découverte de l’amour. Mais l’une des beautés de la pièce est qu’elle se termine à un moment où il fait le choix d’une sagesse qui peut paraître surhumaine, voire inhumaine. Non seulement il acquiert cette sagesse au prix fort, mais on le laisse en suspens avec un avenir qui décidera de sa capacité à assumer son choix ou non.


VK : D’autres personnages comme Basile ou Rosaura fascinent aussi par ce qu’ils ont d’elliptique…


JV : Rosaura est bouleversante par sa détermination qui ne fléchit pas. Elle est comme un petit soldat qui combat sans jamais céder à la plainte ou devant le poids de la tâche qui l’attend. Pour cette raison, si on l’oublie parfois, elle reste toujours présente en filigrane. C’est un personnage d’action dont les actes renvoient toujours à une réflexion. Quant à Basile, il effectue le parcours inverse : homme de pensée, il se précipite dans l’action et, au crépuscule de sa vie, prend un risque terrible en rendant la couronne à son fils. Tout ce personnage est construit sur une apparente sagesse qui révèle une fragilité, un doute profond et insurmontable.


VK : C’est aussi à ces tensions qu’on reconnaît, au-delà du talent poétique, le génie dramatique de Calderón. Même un personnage aussi secondaire en apparence que Clothalde est déchiré entre son devoir de père et son devoir de fidélité envers son roi. C’est le signe d’un grand écrivain de théâtre que de réussir à créer un jeu d’imbrications dans lequel tous les personnages sont en tension les uns avec les autres.


JV : On pense en effet à un puzzle : chaque pièce a ses caractéristiques, ses saillances et ses creux, mais tous les personnages tendent à s’assembler en une image qui constituerait la pièce dans son ensemble.


VK : Cette image du puzzle me paraît d’autant plus juste que, dans l’esthétique baroque qui caractérise la pièce, le dessin global n’est jamais apparent à première vue. De même que Basile échoue à interpréter le dessein des étoiles, la cohérence de la pièce ne se révèle que progressivement…


JV : L’époque baroque est en effet celle qui cherche la vérité dans les plis, dans ce qui est caché : c’est dans ce qu’on ne peut pas voir, ce qui est coincé, serré entre deux certitudes que de nouvelles perspectives apparaissent.


VK : À cet égard, on sent que la pièce s’inscrit dans une charnière entre la prétention humaniste au savoir universel, et une forme de scepticisme pessimiste. À l’arrogance du savant Basile, qui croit percer les décrets du ciel, répond l’humilité du sage Sigismond, qui à la fin de la pièce révoque en doute toute certitude…


JV : On retrouve ce doute aujourd’hui : on oscille entre une tendance optimiste où l’on se dit que l’homme arrivera à maîtriser le monde et une autre où la pensée se fragmente, se fissure, où les vérités se multiplient au lieu de s’unifier.


VK : On sent ce point de bascule dans la pièce qui conduit Sigismond à affirmer, en fin de compte, que sa seule certitude est paradoxalement celle de l’incertitude du monde…


JV : Mais il se donne pourtant les moyens de lutter contre le chaos et fait résolument le choix de la raison contre la passion. Cet engagement est troublant parce que, dans la continuation du romantisme et à la suite de Freud, on a tendance à faire du rêve et de l’irrationnel le siège de la vérité, tandis que l’idéal rationnel a été largement discrédité. Or la réponse de Sigismond est de dire : « Les monstres sont là, j’ai vécu avec eux, mais je fais le choix de les juguler pour pouvoir continuer à vivre et assumer mes responsabilités politiques. » Il refuse de se laisser consumer par la révolte, la fureur et le désespoir, de se laisser dévorer par ses démons. Sa réponse m’intéresse parce qu’elle prend le contre-pied de ce qu’on pourrait attendre. Elle pose de nouveau des questions essentielles à un moment où la prolifération du virtuel a profondément remis en question la notion d’universalité de la morale. L’idée qu’il n’existe aucune certitude, que chacun a sa vérité, que tout peut coexister, si libératoire qu’elle soit, nous renvoie également tous à notre désarroi, notamment quant à notre difficulté à continuer à vivre ensemble.


VK : Tu t’es posé à plusieurs reprises dans tes spectacles la question de la virtualité, des univers imaginaires. Et dans Amphitryon, Les Bonnes ou dans Jours souterrains, le statut de la réalité est remis en question. Peux-tu expliquer ce qui t’attire dans les univers virtuels ?


JV : Ce qui m’anime dans ce métier, dans le fait de faire du théâtre, c’est cette nécessité de se projeter dans ce qu’on n’est pas, dans une virtualité, une fiction, de s’échapper de soi pour aller voir ailleurs si on y est. Cette démarche de s’extraire du quotidien est pour moi viscérale : elle permet de formuler des hypothèses qui tentent de redonner un sens à ce qui, sans cela, serait inacceptable. Cela rejoint probablement ma propre difficulté à me coltiner la réalité !

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