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La Scène

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mise en scène Valère Novarina

: Entretien avec Valère Novarina

Entretien : Stéphane Boitel

Avignon, juillet 2003. Après plusieurs reconduites des mouvements de grève et de multiples incertitudes, Bernard-Faivre d’Arcier annonce : “Le 57e festival d'Avignon n'aura pas lieu”. La création de La Scène non plus. Elle se fera finalement à Lausanne, trois mois plus tard. Entretemps, le spectacle privé de son public n’aura existé que le temps des répétitions, dans la tête et surtout le corps des acteurs. Entretien avec Valère Novarina sur un spectacle qu’il n’a toujours pas vu...



Valère Novarina – Je n’ai pas vraiment vu le spectacle, car je l’ai vu sans spectateur. C’est curieux comme on est aveugle tant qu’on ne voit pas les choses avec le public. Il y a quatre stades dans la création d’un spectacle, et chacun crée son propre univers : d’abord tu lis ton texte silencieusement, ce qui t’en donne une certaine idée. Puis tu l’entends lu par les acteurs, et alors tu entres déjà dans un autre monde. Après, tu vois les acteurs bouger et porter tes mots dans l’espace, et de nouveau tu franchis un rideau, c’est encore une discontinuité du texte. La dernière étape se vit aux côtés du public, et c’est ce qui nous a fait défaut. Nous nous trouvons dans une étrange situation d’avortement, ou plutôt de mariage blanc. Jouer pour le public est un acte très charnel, et les acteurs ont d’ailleurs ressenti à la suite de l’annulation un malaise physique, dans leur corps. Car il y a dans la création artistique un aspect organique, c’est tout le corps qui travaille et pas seulement la tête.


C’est donc le théâtre de Vidy-Lausanne qui accueillera la première du spectacle.


V. N. – Nous allons créer La Scène sous un chapiteau, cela va finalement bien à ce spectacle qui obéit à une logique du cirque, à une dynamique de l’attraction. Les personnages, les objets, tout est attiré vers le centre puis rejeté. La Scène poursuit L’Origine rouge en reprenant et en approfondissant certains éléments. C’est pour cela que j’aurais souhaité retrouver le cloître des Carmes où L’Origine a été créée, c’est pour cela que j’ai à nouveau peint le sol et gardé des éléments de la scénographie. On y retrouve aussi le même noyau d’acteurs – rejoints par quelques autres, dont Jean-Quentin Châtelain, avec qui j’avais déjà travaillé sur Le Jardin de Reconnaissance –, et le spectacle s’appuie beaucoup sur la cohésion de cette petite troupe. Et puis je joue avec la mémoire des acteurs et du public : par exemple, Michel Baudinat revient ici avec la civière qui le portait dans L’Opérette imaginaire ; les deux personnages centraux sont les régisseurs, dont un était déjà présent dans L’Origine...


On retrouve donc le sol peint, qui semble ouvrir une dimension supplémentaire sous les pieds des acteurs.


V. N. – J’ai peint comme on révèle des courants ou des rivières souterraines dans l’espace, j’ai peint du point de vue de l’acteur qui entre, et non du spectateur. Je ne peins pas pour séduire le spectateur, mais pour effrayer l’acteur, ou pour l’attirer. Il s’agit de chercher l’énergie par les pieds, peindre pour donner de la force aux acteurs. Sur le sol peint, ils jouent autrement, ils ne font pas les mêmes pas que sur un plancher. C’est comme de l’électricité dans leurs pattes, ça agit sur leur jeu.


On retourne donc sur les lieux de L’Origine rouge, mais la seule lecture de La Scène laisse présager de quelques surprises.


V. N. – Je crois que le spectacle est finalement différent, parce qu’il est tressé différemment. Dans L’Origine rouge, on passait d’un épisode à l’autre, il y avait comme un enchaînement d’attractions. La Scène est plus polyphonique, plus tressé dans la mémoire, plus complexe dans sa structure... Pendant toute une année, j’ai jeté des phrases derrière moi sans jamais me retourner, sans chercher à les organiser, et j’ai retardé au maximum le moment de la construction. En février, j’ai numéroté ces trois mille fragments, je les ai assemblés, et ça a pris forme d’un coup. Disons que c’est une méthode inspirée du camping : l’érection de la tente – puisque le théâtre est une tente, une demeure fragile – a lieu d’un trait. C’est de l’ordre d’un surgissement, le contraire de la fabrication pièce à pièce d’une maison. Ce n’est pas du ressort de la fabrication, ni de l’industrie – et encore moins de l’industrie culturelle.


Mais cette construction fragmentaire est en germe dans toutes tes pièces, qui de façon générale, obéissent plus aux soubresauts linguistiques qu’à une ligne narrative ou aux péripéties de tes personnages.


V. N. – Il y a une ligne catastrophique. une accumulation de mots et de paroles qui crée comme un éboulement. J’essaie de faire en sorte qu’il arrive quelque chose au temps partagé par le public et les acteurs durant le spectacle. Quelque chose a lieu “en vrai”... Il faut trouver des acteurs qui acceptent ça, ne demandent pas trop d’explications, restent en permanence sur une sorte de ligne de crête curieuse... C’est pourquoi dans La Scène certains personnages se plaignent soudain de ne rien comprendre à ce qu’ils disent, ou désirent changer leur personnage... Je pense que mon théâtre ressortit plus à la présence qu’à la représentation. Je ne sais pas ce que je représente. Je rends présent. C’est comme au cirque, où les choses ont réellement lieu.


Emerveiller, émouvoir, faire peur : tels sont les pouvoirs du cirque, qui lui valent son public. Quels seraient ceux de ton théâtre ?


V. N. – Révéler l’action du langage. Montrer à quel point le langage nous agit plus qu’on ne croit. Nous sommes les jouets du langage. Faits et défaits par les mots, nous sommes délivrés par la parole, mais nous en restons toujours les jouets. Le langage est une substance salvatrice mais dangereuse, comme l’eau ou le feu, comme une force géologique. Même ceux qui croient nous manipuler en manipulant le langage oublient que le langage agit également tout seul, provoque des glissements, des effondrements. Il y a cette idée que le théâtre peut enlever le sol sous les pieds des spectateurs. Si tu touches au langage tu touches le sol, tu touches à ce sur quoi toute notre réalité est fondée. Qui touche au langage touche le fond. Et rien ne déstabilise plus que retourner le langage, ou le faire fonctionner autrement. Ce n’est pas anodin. Ce ne sont pas que des jeux de mots.


Etre les jouets du langage : n’est-ce pas une idée dangereuse pour un écrivain, dont le talent est justement la maîtrise des mots ?


V. N. – C’est la maîtrise, mais c’est aussi la perte. Ecrire, c’est être le perdant, celui qui n’a rien compris à ce qu’il écrit. Il y a maîtrise de la langue, car il y a amour et connaissance. Mais il y a aussi un état d’enfance : se laisser porter, penser que ce sont les mots qui écrivent, et pas soi. C’est cette contradiction qui fait de l’écriture une aventure physique, un corps-à-corps.

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