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La Nuit tombe...

mise en scène Guillaume Vincent

: Points de départ et ligne de fuite

« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. »
Du côté de chez Swann, Proust



Depuis le début, tout se passe dans une chambre d’hôtel.


Une porte d’entrée sur la gauche, au fond une grande fenêtre, une autre porte donnant sur une salle de bain, par laquelle on entrevoit une baignoire. Une immense armoire. Un lustre. Un lit. Une commode. La chambre d’hôtel porte les marques d’un faste et d’un luxe anciens. Cela pourrait se passer dans un vieil hôtel de La Havane, ou quelque part en Europe de l’Est, dans l’ex-URSS ou encore à Shanghai, en Amérique du Sud…


1. Au fond, dans la salle de bain, bruit de l’eau qui coule, une petite fille et sa mère, allemandes. C’est la veille de Noël, c’est l’heure du bain, on entend des histoires pour enfants, on entend la mère et la fille chanter, rire – mais : on ne joue pas avec le robinet d’eau chaude, répète Susann. Le téléphone sonne, Susann répond, quitte la salle de bain et s’avance dans la chambre, elle entend mal ; toute à son coup de fil, une urgence, elle n’entend plus sa petite fille, elle n’entend plus l’eau qui coule de plus en plus fort – elle n’entendra pas tout de suite le silence de son enfant.


Cut. Lorsqu’on retrouvera Susann, on sera revenu en arrière, chronologie inversée, scène russe avec son partenaire de l’époque, elle est encore enceinte de l’enfant qu’on vient d’entendre.


2. Noir, orage. Le téléphone sonne à nouveau. Sonne. Sonne encore. Cette fois, c’est Wolfgang qui se précipite hors de la salle de bain, il décroche enfin – personne. Il rappelle. Parle anglais, ce n’est pas sa langue, il semble hors de lui et harcelé. Traqué, au moins par cette voix. Il évoque une fête et ses revenants, sa mère il y a longtemps, une bombe humaine. Il ne sait pas où il est. Il se rend brutalement compte qu’il est enfermé dans cette chambre d’hôtel étrangère, volets fermés. Surgit sa mère venue le border, petit garçon qui ne trouve pas le sommeil.


Cut. Chronologie de hasard, on le découvrira plus tard avec une actrice. C’est sa compagne ; réalisateur acculé, il lui fait faire des essais de scène à coups de gifle, ensemble ils cherchent la violence, ad nauseam, l’émotion, tout s’éprouve – et ça bascule à l’annonce d’une mort ; un accident. À moins qu’il ne rejoue une scène d’enfance. Sa mère n’est jamais loin.


3. C’est l’après-midi. La vitre est légèrement fêlée. Rayon de soleil. Entre Pauline et sa demie sœur Émilie. Elles sont venues assister au mariage de leur père. Elles ne se connaissent pas si bien. Elles lisent ensemble une brochure locale trouvée sur la table de nuit. Elles se racontent l’histoire de cet hôtel, irrigué par une source miraculeuse et construit à deux pas d’une falaise aux suicidés.


Voilà pour les points de départ.


Tout se passe donc dans une chambre d’hôtel, décor unique, lieu commun à des histoires étrangères dont les fils se croisent peut-être. Jeux d’échos. Comme si les morts au moins, partagés, pouvaient passer d’une histoire à une autre.


Qui sont nos morts ? Ou bien, de qui sommes-nous les morts ?


Trois fils, les temporalités ne sont pas les mêmes et les logiques narratives non plus ; avec Susann, à chaque scène on remonte plus avant dans le temps ; avec Pauline et Émilie, chaque réapparition semble avancer vers une mort qui serait désirée. Quant à Wolfgang, il se trouve comme pris dans les rets d’un film à suspense, où tout serait sans cesse à élucider. Les morts, témoins de quoi ? peuvent être convoqués : adjuvants dans la quête d’une version des faits à fixer ; ou plutôt, d’une « réalité » à établir. Pour autant qu’ils ne se donnent par pour morts. Mais le film ne serait pas encore monté, time line chaotique, non reconstituable. Et l’on passe sans repère d’un visage à un autre, d’un temps à un autre.


Au tout début même, la chambre d’hôtel était comme renversée. Sens dessus dessous et sans explication. Comme si un inconnu avait regardé les choses pendu la tête à l’envers. Ou comme si, décroché, il était chargé à dos d’homme, la tête en bas, et qu’on voyait par ses yeux le monde alentour soumis au cahot. Quelque chose d’un peu cinématographique peut-être. Quelque chose comme le point de vue du mort.


Une chambre d’hôtel : ce lieu où l’on ne vit pas, où la mémoire a peu de prise en général. Où autour de soi, on ne connaît ni la chambre, ni le monde qui s’étend au bas de l’hôtel. Où des bruits inconnus remplacent les sons familiers – plus rien d’immédiatement identifiable. Le pas chez soi. Lieu de passage, déplacement ou voyage, micro-exils, fuites ou échappées : des sautes dans le temps – comme on dit d’un disque qu’il saute. Tout saute.


Avec ce que ça peut charrier de fantastique.


Étrangers, ceux qui apparaissent les uns après les autres sur scène, ce sont aussi souvent des acteurs avec qui Guillaume Vincent a déjà travaillés. Certains peuvent revenir et jouer plusieurs personnages. On change encore de vie. La pièce s’est écrite en pensant à eux et continuera pour partie à s’écrire avec eux, depuis le plateau. Ici, écrire le texte du spectacle, ce n’est donc pas basculer du côté de la littérature. Ou alors de la littérature fantastique justement. Et c’est peut-être pour accentuer encore la sensation que nous sommes dans le lieu de tous les possibles, que le français n’est pas la seule langue qu’on entend. À moins que ce soit aussi parce que c’est l’expérience la plus commune – dans la vie.


Faisons une hypothèse : peut-être s’agit-il pour nous de chercher du côté d’un « théâtre de genre », comme on dit un film de genre. Un théâtre mal famé : plus de repli qui tienne, les ilots intimes sont menacés, vacillent, attaqués.


Et si nos spectres ne sont pas les fantômes du lieu, ce sont bien des revenants – les nôtres ?


Alors peut-être qu’on avance avec au ventre la peur de perdre aussi. Trentenaires, souvent pris entre des grands-parents bien vieux et de jeunes enfants, pointe latente une drôle d’obsession, la hantise de leur disparition. Peur douce ou viscérale. Nos morts, nos chers morts à venir.


Sauf si la mort ne change rien à l’affaire, rien à nos trouilles. Et l’hypothèse devient comique, sinon burlesque voire grand guignol ; une chambre d’hôtel n’est alors pas forcément rendue plus inhabitable d’être peuplée par nos morts. Par nous, morts.

Marion Stoufflet

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