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Un Monde meilleur ?

mise en scène Annabelle Simon

: Dramaturgie

L’enlisement dans les ténèbres autour de la figure de la luciole


L’idée que l’homme est piégé dans un système d’efficacité qu’il a lui-même mis en place et dont il peut difficilement s’échapper est inhérente au deux pièces. Pire, en les faisant se suivre ainsi de manière chronologique on voit comment de simple pion au sein d’une entreprise de travaux, l’homme, est devenu un rouage parmi tant d’autres dans la grande machine européenne froide et brutale.
La jonction s’opère autour du prophète vu comme le poète, le garde fou, la part d’humanité en chacun de nous. Il résiste comme une petite luciole dans les ténèbres. Je m’appuie notamment sur la structure du livre la survivance des lucioles de George Didi Huberman pour construire l’ossature du spectacle.
En 1974, dans ses Ecrits corsaires, Pasolini fait une métaphore écologico/poétique. Il parle des lucioles qui ont disparues des campagnes du sud de l’Italie, lucioles comme « des signaux humains de l’innocence perdu». Il les compare aux paysans qui sous l’influence de la télévision perdent leur authenticité et leurs traditions. Il fait un constat cinglant : « La tragédie c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ». Quand le prophète est tué dans la pièce La fin du monde en mieux, assommé par un coup de pelle puis coulé dans le béton, on comprend que la deuxième pièce va se construire sur son cadavre. Après un deuxième meurtre, l’ouvrier à la pelle dit : « On aura bientôt plus de place dans les murs » ce à quoi l’ouvrier à la brouette rétorque : « Il faudra les enterrer dans le plafond ». Si le ciel devient un plafond de cadavre cela annonce qu’il n’y a plus d’horizon ou que l’avenir est bouché. Le texte de Baudoin Arrêt sur zone tous feux éteints s’ouvre sur le discours que prépare le conseiller ministériel pour une ministre s’apprêtant à passer devant les médias. Dans Le règne et la gloire, Giorgio Agamben poursuit l’idée de Pasolini en disant que la lumière des projecteurs, la gloire médiatique et la télévision contribuent à faire de nous des êtres asservis. La capacité à voir dans la moindre luciole une résistance, une lumière pour la pensée n’est pas morte mais est étouffée et agonisante dans les lumières superficielles du monde contemporain.


Un spectacle en miroir inverse autour d’un même sujet


Même si l’univers et le style d’écriture diffèrent d’une pièce à l’autre, elles s’enrichissent et se complètent, formant les deux parties logiques d’un même spectacle. En effet, dans la première, celle de Sébastien Joanniez, la langue est quasi quotidienne mais les situations tendent vers une certaine folie, un décalage absurde évident. Dans la seconde, celle de Jean-Michel Baudoin, le rythme et la poésie donnent une contrainte de jeu forte à l’acteur qui s’en empare dans des situations criantes de réalisme. Les deux pièces se projettent l’une dans l’autre comme un miroir inversé.


Pour traduire cela au plateau, la première partie est très stylisée dans le jeu des acteurs mais aussi dans leur plastique, il y aura une vraie transformation des corps et des visages. Les acteurs portent des masques et évolueront dans un univers où l’esthétisme s’inspirera des performances de Paul Mac Carty (artiste américain des années 80). Je veux faire advenir deux troublants objets plastiques complètement à l’opposé dans la forme. Dans la première partie l’espace est unique et déréalisé, dans la deuxième, il est fragmenté et cinématographique. Nous avons travaillé l’épaisseur psychologique des personnages, l’introspection de manière crue et sans fard. Nous expérimentons par le biais de différents exercices tous les possibles qu’offre la vidéo tant comme outil de travail de recherche et d’investigation que comme support pour confronter la fiction au réel.


La transition entre les deux pièce s’accompagne d’une transformation des corps et des costumes à vue constituant un moment à part entière du spectacle. Sous l’agitation et le bruit ambiant du chantier se révèlent les personnages de la seconde pièce. Nous voyons les comédiens quitter leur masque comme pour dévoiler la part d’humanité qu’il leur reste. On comprend par la suite que sur ces visages plus humains se trouve un autre masque, celui du paraître social et de la fonction qu’on nous donne à jouer.


De la farce loufoque a la réalité crue


Dans la première pièce on assiste à la déshumanisation des êtres au sein d’une entreprise de bâtiment. La théâtralité burlesque très affirmée dans l’écriture fait penser au film Les temps modernes de Chaplin. La mise en scène s’inscrit alors dans le registre de la comédie loufoque et décalée. Les comédiens déconstruisent l’espace de jeu pour dévoiler celui la seconde pièce. La direction d’acteurs s’oriente vers un code de jeu très stylisé : les comédiens incarnant les ouvriers ont une attitude et des mouvements exagérés et répétitifs en contraste avec le prophète qui tente d’amener un monde de chair et d’utopie. On est dans un espace unique, poétique et déréalisé.


Dans la seconde pièce l’ambiance décrite, à la différence du premier, a un côté plus documentaire. En effet on se heurte à une réalité poisseuse et brutale. L’action se situe aujourd’hui, au coeur de l’Europe. La pièce s’apparente au scénario d’un film noir où l’on traverse les dessus et les dessous d’un microcosme en bord d’autoroute. L’aire de repos force les rencontres, fictives ou réelles, de personnages de couches sociales et corps de métier différents : un politicien, un chauffeur routier, une journaliste, une prostituée et un vigile. Les personnages dépeints de manière brute et sans fard donnent l’impression d’insectes enlisés dans la boue. Chacun d’eux a une langue singulière avec un phrasé et un rythme qui donnent immédiatement une couleur de jeu à celui qui s’en empare. Face au lyrisme du texte, nous avons travaillé a rendre le plus concret possible les situations et la parole dans les différentes scènes.
La pièce s’ouvre avec un conseiller ministériel qui prépare un discours sur l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics. Cette loi sous couvert d’une éthique pour le bien-être des citoyens va faire tomber les faux semblant et révéler la vraie nature de chacun.


Un monde sans valeur accoucheuse d’hommes sans gravité


Le prophète comme un grain de sable qui vient faire dérailler une machine le prophète est dérangeant. Il est l’étranger, celui qu’on ne connaît pas et qu’on ne veut pas connaître. Avec sa mort disparaît alors cette lueur fragile qui pourrait dessiner une vie plus fraternelle, un temps plus romantique et des aspirations plus idéalistes que celles orchestrées par la loi du profit. Le cadavre du prophète, trouve une résonance sourde et persistante dans le second texte. Si le prophète représentait le fragile espoir d’apporter un monde meilleur, le fait que le second spectacle se construise sur son cadavre donne l’idée que notre époque se construit sur la mort de l’art et des aspirations humanistes.


Quand il disparaît, son vague souvenir peut s’incarner en la figure de la journaliste dans la deuxième pièce. En effet, ce personnage n’arrive pas à s’épanouir dans ce monde-là. C’est une sorte d’artiste ratée des temps moderne, rétrécie par les contradictions et contraintes de son métier. Le rapport à l’élévation et au temps du silence est anéanti et remplacé par un rapport horizontal a un monde noyés d’informations et piégé dans la nécessité de performance et la vitesse : « Notre époque voit de nombreux changements structurels : l’individualisme prend le pas sur la notion de collectivisme, les micro-récits (l’anecdotique, le fait divers, le retour du « je ») sur les grands récits ; la durée se rétracte, le zapping devient une fièvre ; les fêtes, même celle de l’art, remplacent les manifestations politiques. » Philippe Roux.


Finalement, en passant d’un théâtre burlesque à un théâtre cinématographique, d’un lieu unique à un espace fragmenté, ces deux pièces ne sont-elles pas les viatiques inespérés pour parler de notre époque en perte de valeurs ? Nous tentons de poser un regard sensible sur l’Homme, cet être qui a perdu son humanisme et où relégué à la fonction de figurant du monde du travail dans la première pièce à pion sur l’échiquier européen dans la deuxième, il devient une figure sans gravité.

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