: La Pièce
par Joëlle Gayot
un dramaturge britannique des plus intrigants
Claire entre, elle tient dans sa main un carnet : sur un
rideau de scène blanc, la phrase s’inscrit, préfaçant l’ouverture
d’une fiction théâtrale, signée Martin Crimp, traduite
par Philippe Djian, mise en scène par Marc
Paquien et dont le titre stimule l’imagination : La Ville.
Avec ce spectacle, Marc Paquien renoue avec un dramaturge
britannique des plus intrigants, dont il avait mis
en scène, en 2004, Face au mur et Cas d’urgences plus rares, au Théâtre national de Chaillot. Crimp, un auteur
qui conçoit son oeuvre en architecte, tissant sa toile de
pièce en pièce, reliant celles-ci les unes aux autres
comme un puzzle à déchiffrer. Les fictions communiquent
entre elles, édifiées autour d’une même idée de
la femme dont la silhouette les traverse inlassablement.
Qu’elle s’appelle Anne, Corinne ou Claire, la femme chez
Martin Crimp est toujours là. Elle passe et disparaît, puis
revient. Elle donne son sens au monde. Elle habite le
théâtre de Crimp et son image récurrente, spectrale et
vagabonde, renvoie le spectateur à l’énigme : Sommesnous
les personnages de la fiction de l’autre? Sommesnous
des êtres de fiction, créatures virtuelles, inventées
par ceux qui nous font face et nous donnent corps ?
en terre d’écriture
Aux Abbesses, le rideau se lève sur un espace abstrait
où repose à même le sol une immense feuille de papier,
noire et dorée. Sur ce miroir, va s’énoncer l’histoire. Un
banc est là, seul élément concret dans ce lieu dépouillé.
Ceux qui franchissent les portes de la salle entrent en
terre d’écriture. Là où la parole proférée est la clef des
mystères, là où les héros ne sont que mirages ou chimères,
là où les mots définissent le réel. Sur le plateau,
un couple bourgeois, Claire (Marianne Denicourt) et
Christopher (André Marcon), une voisine prénommée
Jenny (Hélène Alexandridis) et une enfant de 10 ans vont
s’employer à actionner notre faculté de rêver, sans qu’il y
ait de preuve tangible de leur existence. Ils sont les protagonistes
d’une histoire à histoires, nourries des récits
des uns et des autres, alimentée par la capacité de l’être
humain à fabuler. Claire est celle par qui la fiction peut
advenir. Celle dans les yeux de qui peut se déployer le
semblant.
« une vision douloureuse et forte d’une femme du XXIe siècle »
Pour Marc Paquien, « la pièce pose la question d’une femme qui n’arrive pas à exister dans sa propre vie et qui cherche le moyen par l’écriture de trouver son point d’existence. Claire échoue. Elle a cru que l’écriture pourrait l’aider dans son entreprise. À la fin de la pièce, elle dit qu’elle a créé une ville à l’intérieur d’elle-même avec des personnages mais qu’elle n’est pas arrivé à leur donner vie. C’est quelque chose qu’on retrouve souvent chez Crimp : les personnages n’ont pas de vie, pas de corps. Il propose une vision douloureuse et forte d’une femme du XXIe siècle et s’interroge : comment une femme peut exister ? Il y a presque un point de vue féministe. En même temps les personnages inventés sont des personnages de comédie, mais d’une comédie à l’anglaise : grinçante, dévastatrice ». Une fiction, donc,
que rattrape comme toujours chez Crimp, tôt ou tard,
l’imminence de la guerre, ou la crainte du terrorisme. Un
thème cher à l’auteur qui témoigne ainsi de son hyper
réactivité au monde qui l’entoure. « Et si nous étions les acteurs de cette même fiction planétaire régie par la violence… », se demande Marc Paquien qui avoue sa
fascination face à la virtuosité de l’auteur. Une écriture
qui procède par empilement de fictions minuscules pour
s’élever peu à peu vers l’intrigue et le mystère.
Hitchcock n’est pas très loin, Kubrick non plus
On déambule dans La Ville, entre rires et intranquillité,
absorbé par la confusion dans laquelle nous plonge l’enchevêtrement
de situations parfois irrésistiblement
comiques et le sentiment d’une menace latente. Des
enfants sont enfermés dans une pièce. Un autre est
enlevé sous les yeux de son père. Le jardin du couple
est sous surveillance d’une voisine au comportement
étrange. Hitchcock n’est pas très loin, Kubrick non plus.
Pour servir ce suspense, il faut faire entendre la langue
dans ses plus subtiles variations et l’aborder comme une
partition. Le metteur en scène est un chef d’orchestre,
soucieux du rythme et du souffle, réglant forte et pianissimo.
Et Marc Paquien de rappeler les mots d’un autre
pour qualifier l’écriture de Crimp : « Une langue cannibale ». Pièce anthologique, pour reprendre les termes
de la traductrice Elizabeth Angel Perez, La Ville est le
pendant de La Campagne, une autre pièce de Crimp.
Son double inversé. Urbaine et inquiétante. Drôle et
absurde. Contemporaine.
Joëlle Gayot
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.