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La Vie de Galilée

+ d'infos sur le texte de Bertolt Brecht traduit par Eloi Recoing
mise en scène Claudia Stavisky

: Interview de Claudia Stavisky

Quel trajet artistique vous a conduite de La Place Royale, votre précédent spectacle, à La Vie de Galilée ?


Claudia Stavisky : Le parcours qui se construit, de spectacle en spectacle, dans l’imaginaire d’un metteur en scène ou d’une metteuse en scène est souvent assez mystérieux. Le trajet artistique qui m’a moi-même menée jusqu’à La Vie de Galilée, s’il passe évidemment par La Place Royale, ma dernière mise en scène, avait déjà pris racine lors d’un spectacle précédent : Tableau d’une exécution1 de Howard Barker. Dans cette grande pièce épique, le personnage central, la peintre Galactia, a de nombreux points communs avec Galilée. Ces deux personnages historiques de la Renaissance italienne sont extrêmement puissants. Animés de passions dévorantes — la peinture pour l’un, la science pour l’autre — ils ont tous deux dû composer avec les exigences d’un pouvoir politique tentant d’entraver leur liberté...


Quand avez-vous, pour la première fois, découvert cette pièce ?


C. S. : Je l’ai lue lorsque j’étais au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, mais je dois dire que je l’ai réellement découverte à l’occasion de la mise en scène signée par Antoine Vitez, en 1990, à la Comédie-Française2. Je considère ce spectacle comme l’une de ses plus grandes créations. Mais c’est également son testament (comme ça a été celui de Bertolt Brecht), car il est mort de façon brutale et inattendue lors des premières représentations de ce spectacle. Antoine Vitez était mon professeur au Conservatoire et, sans aucun doute, l’homme de théâtre qui a le plus compté dans ma vie d’artiste. Il y a donc, de ma part, un engagement affectif très fort vis-à-vis de cette œuvre — engagement qui a rejoint une envie ancienne d’aborder le théâtre de Bertolt Brecht. Plusieurs fois, j’ai pensé mettre en scène l’une de ses pièces : La Bonne Âme du Se-Tchouan, Sainte-Jeanne des Abattoirs, L’Opéra de quat’sous... Mais ces projets n’ont pas vu le jour. Aujourd’hui, finalement, tout prend corps avec La Vie de Galilée.


Que pourriez-vous dire à propos de cette œuvre à quelqu’un qui ne la connaîtrait pas ?


C. S. : Que c’est le plus grand poème dramatique du XXe siècle. Il traite du vertige dont est prise l’humanité lorsqu’elle doit faire face, à un moment crucial de son histoire, à l’anéantissement de tous les repères sur lesquels sa civilisation s’est construite.


Un peu comme si un château de cartes, subitement, s’effondrait...


C. S. : Exactement. Et c’est précisément la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. De ce point de vue, La Vie de Galilée nous plonge dans l’ultra-contemporain. L’humanité commence aujourd’hui à prendre conscience, avec beaucoup de peine et de difficultés, des effets pervers de la mondialisation qui, avec le développement des échanges, a permis à la moitié de la population mondiale de sortir d’un état d’extrême pauvreté, mais qui dans le même temps a favorisé le développement d’un capitalisme sauvage mettant en danger la présence même de la vie humaine sur terre.
Nous sommes, comme les contemporains de Galilée au XVIIe siècle, à l’apogée d’une construction sociale (et donc politique) sur le point de s’effondrer. Du temps de Galilée, cette construction reposait sur le dogme de l’Église. Aujourd’hui, elle repose sur le dogme d’un capitalisme financier hors de contrôle qui nous mène droit dans le mur, avec en outre la conscience de la destruction de notre planète due aux effets de l’action humaine. Cette notion de finitude était déjà présente, et tout aussi puissante, au XVIIe siècle, lorsque Galilée tentait de faire accepter les preuves matérielles de ses observations.
Le parallèle que l’on peut établir entre ce refus de l’Église d’accepter l’évidence scientifique prouvant que la Terre tourne autour du soleil et l’aveuglement qui pousse aujourd’hui nos dirigeants à ne pas prendre les mesures à la hauteur de l’urgence écologique à laquelle nous faisons face est absolument saisissant.


Mettre en scène La Vie de Galilée est donc, en plus de votre envie de vous saisir du théâtre de Bertolt Brecht, une nouvelle occasion pour vous d’éclairer, à travers le théâtre, les enjeux de notre époque...


C. S. : C’est ça. La genèse de La Vie de Galilée s’étale sur trente ans, de 1926 à 1956. Encore a-t-il fallu la mort de Brecht, au milieu des répétitions de la troisième version de la pièce, pour mettre un terme à cette incessante élaboration. Ces trente années, marquées successivement par le nazisme, la guerre, la bombe atomique et ce qu’elle a entraîné de nouveau dans la responsabilité des hommes de science sur le devenir de notre planète, sont aussi pour Brecht celles de la construction du socialisme et du rôle qu’il est appelé à jouer dans cette construction. Brecht parlait aussi de lui-même et de son époque à travers l’histoire de Galilée, avec laquelle il a pris, d’ailleurs, des libertés tout à fait utiles à son théâtre. Pour nous aussi, La Vie de Galilée est une formidable opportunité de parler de ce qui se passe ici et maintenant, de notre responsabilité collective dans la catastrophe écologique qui se prépare et dont nous ressentons déjà les premières conséquences.
Au XVIIe siècle, la plupart des gens éclairés, y compris dans les rangs de l’Église, savaient pertinemment que Galilée avait raison. Giordano Bruno a été brûlé vif par l’Inquisition pour « avoir propagé » les thèses de Copernic. Mais dix ans plus tard, Galilée a une idée de génie : braquer sa lunette astronomique vers les étoiles, apportant la preuve irréfutable de la rotation des planètes autour du soleil.
L’enjeu principal de ses contradicteurs n’était donc pas la recherche de la vérité, mais de trouver une façon de concilier dogme et réalité afin de permettre à l’Église de conserver son pouvoir tout en changeant le paradigme sur lequel était fondée la société qu’elle avait créée. Aujourd’hui, aucun grand de ce monde ne doute sérieusement, en son for intérieur, de la réalité du dérèglement climatique et de l’impact qu’a l’homme sur son environnement. Le problème, c’est la vision « à courte vue  » de tous ces hommes de pouvoir qui doivent, comme les ecclésiastiques du XVIIe siècle, faire face à un paradoxe : conserver leurs privilèges tout en actant le changement inéluctable de notre société. C’est ce paradoxe que j’ai envie d’explorer en m’emparant de La Vie de Galilée.


Ce qui revient, comme vous le faites de spectacle en spectacle, à vous engager sur un chemin de théâtre mettant en relation l’intime et le politique...


C. S. : Oui, car La Vie de Galilée se situe précisément à cet endroit-là. La pièce de Brecht place face à face la responsabilité personnelle du scientifique et la question politique du devenir de l’humanité. Elle investit de façon extrêmement vive et profonde cette tension-là.


Au-delà de cette pièce, quel regard portez-vous sur le théâtre de Bertolt Brecht qui est souvent envisagé comme un théâtre connoté, référencé... ?


C. S. : C’est un théâtre qui fait partie de mon histoire. Les œuvres de Brecht étaient très jouées, en Argentine, lorsque j’étais adolescente. Et effectivement, c’est un théâtre très quadrillé, un théâtre sur lequel se sont toujours exprimés de nombreux experts. C’est d’ailleurs également le cas pour le théâtre de Corneille, sur lequel j’ai travaillé la saison dernière. C’est peut-être un peu pour cette raison que j’ai mis autant d’années avant d’oser mettre en scène des pièces de ces deux auteurs. Je ne me sentais pas légitime pour entrer dans ces mondes avec une vision qui n’est pas du tout orthodoxe. Je me suis toujours sentie étrangère à toutes ces analyses, à tous ces points de vue préétablis.


Qu’est-ce qui a abouti au dépassement de ce sentiment d’illégitimité ?


C. S. : Aujourd’hui, je sais que la seule chose qui compte, c’est d’être entièrement honnête avec moi-même et avec ce que je fais, avec les visions et les envies qui me traversent. Si tout cela me mène à la singularité, tant mieux. À présent, je n’ai plus peur d’être libre, d’être différente. Il faut bien que vieillir serve à quelque chose !


Quelle vision souhaitez-vous exprimer à travers votre mise en scène de La Vie de Galilée ?


C. S. : Je souhaite créer un spectacle de troupe, un grand manifeste populaire. Il y a, sur le plateau, onze acteurs qui interprètent la quarantaine de personnages de la pièce. Aux côtés de Philippe Torreton qui interprète le rôle de Galilée, de Nanou Garcia qui interprète Madame Sarti et de Marie Torreton3 qui interprète Virginia, les huit autres comédiens prennent en charge tous les autres personnages. Et tous ces personnages ont une grande importance. Ils sont très dessinés. Chacun représente un point de vue précis. Il s’agit d’un véritable  « théâtre d’idées  », comme disait Antoine Vitez. Ensemble, dans un bouillonnement de mouvements de pensée, ils font naître une vie foisonnante sur le plateau, composent un tableau du monde qui grouille de toute sa complexité.»


Quel univers esthétique avez-vous imaginé pour donner corps à ce spectacle de troupe ?


C. S. : Un univers très simple. La scénographie de Lili Kendaka4 représente un lieu industriel semi- abandonné, avec trois murs en brique et des portes métalliques. Il s’agit d’un espace à la fois abstrait et concret qui privilégie le dépouillement et laisse de côté l’idée d’un décor réaliste qui nous transporterait, de façon figurative, dans des palais italiens du XVIIe siècle. Nous nous situons très loin de cette préciosité-là.
Nous avons plongé La Vie de Galilée dans une Renaissance de terre et de boue. Quant aux costumes — même si la pièce se passe bien au XVIIe siècle, il n’est pas question pour nous de le transposer aujourd’hui — ils sont atemporels. Ils empruntent à toutes sortes d’époques afin d’être le moins documentaires possible. L’idée est vraiment de créer une esthétique à la fois organique et suffisamment abstraite pour que les spectatrices et spectateurs puissent y projeter leurs propres visions. Cela, tout en envisageant les liens qui unissent la pièce, de façon anthropologique, à notre monde contemporain.

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