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: La Trilogie des dragons, nouvelle version

Créée dans sa version intégrale de six heures, au Festival de théâtre des Amériques de 1987, dans le hangar n°9 du Vieux Port de Montréal, La Trilogie des dragons fut un rare moment d’éblouissement. Ce spectacle a fait le tour de la planète et propulsé le créateur et metteur en scène, Robert Lepage, sur les grandes scènes du monde. Qu’il ait envie maintenant, et bien modestement, de revisiter ce premier jardin Zen, « une oeuvre séminale » dit-il, d’en remuer les pierres pour que fuse cette magie enroulée dans une chevelure aux parfums mêlés de l’Orient et de l’Occident, donne à penser que c’est sa manière à lui de faire oeuvre de mémoire, de transmission, et de nous faire plaisir.
Entouré d’une nouvelle équipe de comédiens et de concepteurs, il replante son décor dans une ancienne usine ferroviaire. Dans un grand rectangle de sable et de gravier, un terrain de stationnement planté là au milieu de nulle part, sous des éclairages de nuit, revivront les personnages de Jeanne et Françoise, les pivots de cette saga autour desquels gravitent plusieurs figures inoubliables. Crawford, Lee Wong, Bédard, Morin, Stella, Soeur Marie-de-la-Grâce, Yukali, Pierre, et d’autres encore.


Une valse dans un berceau


Cette fabuleuse saga épouse la structure d’une valse à trois temps. Valse de printemps, d’automne et d’hiver. Valse d’innocence, de prémonitions et de destins déjà tombés dans le premier temps. Valse de guerre, de voyages et de progrès dans le deuxième temps. Valse de mort et de renaissance dans le troisième temps. Longue valse migratoire d’est en ouest jusqu’aux portes de l’Orient qui tourne dans trois quartiers chinois, Québec, Toronto, Vancouver, ouvre sur Hong-Kong, l’Angleterre, Tokyo, Hiroshima, la Chine de Mao, et file dans la trajectoire de la comète de Halley des lignes de vie projetées dans la grande Histoire, entre 1910 et 1985. Mus par un flux d’énergie vitale, les personnages déplient leur vie en gravant les sillons d’une trame imaginaire peu explorée, celle du refoulé de l’Occident. L’Orient. En ouverture, trois voix de l’ombre, aux sonorités familières et étrangères, voix de femmes et d’hommes concertées, invitent au voyage sur le ton de la confidence : « Je ne suis jamais allée en Chine. Quand j’étais petite, il y avait des maisons ici. C’était le quartier chinois. Si tu grattes le sol avec tes ongles tu vas trouver de l’eau et de l’huile à moteur. Si tu creuses encore tu vas sûrement trouver des morceaux de porcelaine et du jade et les fondations des maisons des Chinois et si tu creuses encore plus loin tu vas te retrouver en Chine.»


La magie de l’impalpable


Dans le théâtre de La Trilogie des dragons, le mouvement est cyclique, bat dans une dynamique ternaire qui casse la logique d’opposition binaire entre le mythe et la réalité, le corps et l’esprit, l’intuition et la raison, l’intériorité et l’extériorité, le sublime et le trivial, le tragique et le comique. L’ensemble de la composition procède par impulsions, impressions suggestives, condensations thématiques et métaphoriques. La danse, le geste, la parole, les objets et l’action font corps, animent cette conspiration poétique des langues, des langages, des codes, des références et citations, des respirations intimes des êtres qui s’animent, vivent et meurent dans les corps des comédiens. Cela donne à voir des scènes jouées en simultanéité dans l’espace-temps d’une chanson qui embrasse Québec, Toronto, Tokyo et une base militaire en Angleterre ; des séquences montées en contrepoint dans une narration commentée ; des partitions dansées rejouant l’action dans des figures de taï chi et des pas de tango ; des métaphores filées dans la trame anecdotique ; des ruptures de ton et de rythme qui relancent le mouvement dans ses oscillations entre l’humour et la gravité, l’émotion et la retenue.


Trois dragons dans un carré de sable


Autant d’exemples pour décrire la rondeur de l’écriture, son tissu organique, tramé et brodé avec de multiples éléments : des boîtes à chaussures, des souliers, des patins, des draps, des allumettes, une bicyclette, une chaise roulante, un pousse-pousse, des ampoules électriques, des pinceaux, des toiles et une boule de verre ; des costumes et des perruques pour des destins inventés. Des personnages et des comédiens qui recréent le monde dans un carré de sable architecturé par la lumière, la musique, les chorégraphies, la projection d’images sur un écran publicitaire. Robert Lepage met en scène son théâtre du double, projette sa saga de vie, de mort et de transformation incessante, dans un prisme de lumière qui fait basculer les personnages et les spectateurs dans une Chine imaginaire. Celle que chacun porte en soi, celle qu’un collectif de comédiens, lancés en 1985 dans une opération de fouille archéologique et imaginaire, déterrait dans un terrain de stationnement du quartier Saint Roch de la ville de Québec situé sur l’emplacement occupé jadis par une communauté chinoise.
Dans La Trilogie des dragons, chaque détail contient tout le spectacle, reproduisant ainsi le principe de l’hologramme. Les soixante-quinze ans de vie et les dizaines de petites vies courant sur trois générations viendront se déposer dans une galerie d’art de Vancouver. Le troisième et dernier mouvement de la valse des dragons accompagne deux jeunes artistes, enfants d’une troisième génération de migration et de métissage, dans une réflexion sur l’art et la création, lutte constante entre la pulsion de vie et de mort, l’intériorité et l’extériorité, l’animus et l’anima, le visible et l’invisible. Dans le berceau de ce théâtre en installation, où viennent mourir les personnages de la saga, on voit l’Orient et l’Occident se réfléchir dans la mer du Pacifique, des villageois chinois célébrer l’année du dragon pendant que Pierre et Yukali font l’amour dans un jardin zen où trois dragons sont couchés dans un lit de constellations. Dans le même temps, un pilote d’Air France tombe dans la nuit entre Vancouver et le Japon, la tête de Stella frappe le métal, Françoise enterre une boule de verre, Crawford retourne à Hong Kong par le feu. Un vieux gardien sort de sa guérite, ramasse la boule de verre, artefact d’une représentation qui s’éteint. Antonin Artaud disait que le théâtre était oriental, Ariane Mnouchkine en parle comme du berceau où tout artiste occidental doit revenir s’il veut récupérer le corps et la chair du théâtre. Dans La Trilogie des dragons, Robert Lepage met en scène son théâtre du double. L’Occident et l’Orient se regardent, la nuit, dans le miroir du Pacifique.

Lorraine Hébert

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