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La Seconde Surprise de l'amour

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Alain Françon

: Le “marivaudage” ou le “mariage des rivaux”

Entretien avec Alain Françon par Fanny Mentré

Comment t’est venu le désir de mettre en scène un texte de Marivaux, qui est un auteur que tu n’as pas l’habitude de fréquenter ? Et pourquoi as-tu choisi La Seconde Surprise de l’amour ?


J’ai mis en scène La Double Inconstance en 1981, avec le Théâtre Éclaté. (...) François Cluzet jouait Arlequin, Christine Murillo jouait Silvia, Frédéric Leidgens, le Prince... On l’a créé à Annecy, puis joué à Paris. Je suivais le spectacle en tournée, j’écoutais la pièce depuis les coulisses pendant les représentations, j’avais l’impression de n’avoir rien compris, d’être passé à côté de cette écriture. J’avais essayé de tout mettre en images – à l’époque, j’étais influencé par Planchon. La pièce commençait par un retour de chasse, des sangliers étaient entassés sur le plateau, etc.
Aujourd’hui, je pense que ces images servaient à masquer l’absence d’un vrai rapport au texte. Quand j’ai monté Un mois à la campagne de Tourgueniev dans la traduction de Michel Vinaver (en 2018), beaucoup m’ont dit : “Pourquoi tu ne mets pas en scène Marivaux ? C’est exactement comme ça !” J’ai été surpris d’abord, puis j’ai relu toutes les pièces de Marivaux, les romans aussi. Je n’ai pas monté Le Triomphe de l’amour parce que tout est dit dans le mot “triomphe” ; il y avait aussi La Surprise de l’amour, mais c’est l’adjectif “Seconde” qui m’a fait choisir la pièce définitivement.
Dans ce théâtre, en dehors de ce qu’on pourrait appeler la stupeur au sens habituel, il y a vraiment une stupeur d’être. Cet étonnement ne laisse pas de place à l’exercice de l’esprit ; les personnages vivent des moments proches du chaos. Donc, plus cette stupeur est imprévisible, mieux c’est – ce qui est le cas a fortiori dans une “seconde” surprise de l’amour.
Dans la première pièce de Marivaux Arlequin poli par l’amour, il faut entendre “poli” comme un caillou est poli par les vagues : Arlequin est devenu civilisé, fréquentable, humanisé par l’amour. À plus forte raison une seconde surprise de l’amour ne peut aller que dans le même sens, surtout avec une Marquise et un Chevalier qui sont dépourvus de ressentiment.


Comment vois-tu ces deux personnages ?


Ni l’un ni l’autre n’a été trahi en amour. Le Chevalier a été forcé de renoncer à Angélique parce que le père de cette jeune femme voulait lui donner un autre mari ; lassée, elle est rentrée au couvent. Quant à la Marquise, elle a vécu deux ans l’amour le plus tendre et un mois de mariage magnifique avant le décès du Marquis. Ils n’ont donc pas connu de trahison amoureuse. Ils se sont retirés des affaires, et ne sont plus sur le “marché des amants”. Il n’y a pas d’amertume en eux, ils ont ce qu’ils appellent de l’affliction, mais elle est choisie, revendiquée, elle est devenue leur manière d’être. Au moment du départ du Chevalier, dans ce qui devait être une ultime rencontre entre eux, cette affliction commune les rapproche énormément et le mot “amitié” est prononcé.
Ensuite, ce mot reste, revient sans cesse, jusqu’à ce qu’il soit employé pour éviter le mot “amour”. Michel Deguy, dans La Machine matrimoniale ou Marivaux (Gallimard, 1982), a trouvé une belle formule : le “marivaudage” ou le “mariage des rivaux”. Même si amitié il y a, les personnages deviennent très vite l’un pour l’autre des rivaux, pris chacun dans le dilemme entre l’amour-propre et le désir. Par amour-propre, ils deviennent rivaux en même temps que leur désir de rapprochement est sans fin.



Tu as récemment mis en scène Le Misanthrope, où le langage est celui de l’argumentation, de la dialectique. Ici, il est davantage question de contournement – comme avec le mot “amitié” dont tu as parlé – et de rebonds successifs dans les échanges...


L’intrigue n’avance qu’avec la reprise du mot. Quand un mot ou un groupe de quelques mots est prononcé par l’un, ils sont repris exactement par l’autre et, dans cette reprise, un léger glissement s’opère. Ce n’est pas une parole rhétorique, ce n’est pas argumenté. Tout avance par glissements. C’est une architecture étonnante, incroyablement précise dans le choix des récurrences – au mot près. La stupeur d’être ne laissant pas de place à l’esprit, le terrain de l’échange ne peut pas être celui de l’argument. Frédéric Deloffre, qui a écrit une thèse sur Marivaux (Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage : étude de langue et de style, écrite en 1955) remarque que les personnages emploient beaucoup le mot “sentir”. Pour eux, la connaissance ne s’élabore pas de manière raisonnée, par un exercice de l’esprit, mais par le fait de “sentir” – presque par instinct. Deloffre relie cela à “l’esprit de finesse”, en référence à Pascal : esprit de finesse opposé à esprit de géométrie.


Une autre histoire d’amour prend naissance, avec un tout autre langage : celle de Lisette et Lubin...


Dans ce théâtre, il y a une sorte de fraternité assez grande entre ce qu’on appelle “les maîtres et les serviteurs” – du moins dans la grande majorité des pièces. Les serviteurs sont les grands devins de la fable, ce sont eux les Dieux de l’Olympe, qui font entre autres que des créatures comme la Marquise et le Chevalier s’agitent. En ce qui concerne la “surprise de l’amour”, du point de vue du langage, pour eux, c’est vite réglé : la déclaration se fait en deux répliques. Mais socialement, pour qu’ils puissent rester ensemble, il faut obligatoirement que leurs maîtres respectifs se mettent eux aussi ensemble. Donc, ils y travaillent. Ils sont toujours en avance sur les maîtres. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils les manipulent, mais ils font en sorte d’accélérer les choses.


Comment vois-tu le personnage du Comte, amoureux de la Marquise et qui va aussi jouer, malgré lui, un rôle d’accélérateur du dénouement amoureux ?


Si l’on imagine une “avant-pièce”, le Comte aurait pu jouer le rôle que va tenir le Chevalier en ce qui concerne l’amitié – cette idée de l’amitié recouvrant l’autre mot imprononçable. Dans les mises en scène que j’ai pu voir, le Comte est souvent interprété par un acteur plus âgé.
Ici, c’est Alexandre Ruby (...) : il est beau, grand, séduisant. Je voulais vraiment qu’il soit une possibilité amoureuse pour La Marquise et non un prétendant dont on pourrait dire qu’il n’a aucune chance. Et, effectivement, c’est un accélérateur. Il vient d’une manière plutôt délicate solliciter le Chevalier pour qu’il aide à rendre la Marquise réceptive à son désir. Mais rien ne se passera comme il le veut... Il y a des subterfuges incroyables dans la pièce. Marivaux a une définition de son théâtre : “Une succession rapidement variée de moments.” Donc, il ne pense pas l’intrigue comme une chose générale. On a l’impression qu’il l’écrit au fur et à mesure et, effectivement, tout est rapide et constitué de moments qui viennent s’ajouter aux autres, pour aller vers une fin.
Le dénouement tient en cinq répliques. Tout finit avec le mariage : chez Marivaux, c’est la loi qui revient. Des spécialistes de son théâtre disent qu’il voyait dans les mœurs de son époque une relative dissolution et qu’il avait envie de remettre un peu d’ordre, en l’occurrence avec le mariage. Cela dit, cette union entre la Marquise et le Chevalier ne laisse rien présager de la suite, simplement, ils ne sont plus rivaux, ils ne sont plus deux, mais un. Et la pièce s’arrête.



Dans sa liste de personnages, Marivaux, en ce qui concerne Hortensius, précise : pédant. Comment as-tu abordé ce personnage ?


L’origine du nom Hortensius se trouve dans un roman de Charles Sorel, La Vraie Histoire comique de Francion (...). Il y existe un personnage nommé Hortensius, qualifié de “pédant”, comme le fait Marivaux. Dans le roman, c’est un personnage très désagréable, ridicule, qui se prétend un professeur grand érudit alors qu’il vole ses idées dans les livres des autres. Dans La Seconde Surprise de l’amour, le personnage m’a d’abord fait penser à Rousseau. Il lit Sénèque et parle comme les stoïciens d’un exercice absolu de la volonté et de la raison. Au troisième acte, il finit par être renvoyé, exclu. J’ai voulu ce moment violent : les domestiques balancent ses livres. Pareil pour le Comte : la surprise de l’amour engendre l’exclusion de ces deux personnages. La pièce est aussi un conte cruel. Les pièces de Marivaux sont une mise à l’épreuve de tous les protagonistes – comme si l’amour était le révélateur à la fois de soi-même à soi-même et de soi-même à l’autre. Il rejaillit sur tout le monde : autant sur la Marquise et le Chevalier que sur les domestiques, Hortensius, le Comte.



Dans quel espace et à quelle époque as-tu choisi de situer l’action ?


C’est un espace intermédiaire. La scénographie est simple : il y a deux perrons – un à chaque extrémité latérale – et un bassin au centre. Même si l’on peut assimiler le lieu à un jardin, rien n’est réaliste. Il y a une toile de fond peinte par Jacques Gabel, le scénographe (...), qui pourrait être un dessin d’enfant ou de l’art brut : quelque chose de violent, de sauvage.
Trois marches descendent vers l’avant-scène et les acteurs y viennent pour s’adresser au public. L’espace est là pour le jeu – il n’y a rien à imiter de la nature dans une pièce comme celle-là –, c’est un sommet de l’artifice. Pareil pour les costumes de Marie La Rocca : il y a de grandes robes bien sûr, mais l’on pourrait aussi croiser dans la rue quelqu’un qui porte le gilet d’Hortensius... Époque intermédiaire. J’aime le mot “intermédiaire”, il me paraît être le plus juste.


Tu es connu pour être un révélateur des écritures ainsi qu’un grand directeur d’acteurs. Dans cette Seconde Surprise de l’amour, qu’est-ce ce qui a été pour toi et ton équipe l’objet d’une attention particulière ?


La ponctuation est très spéciale si on suit les éditions originales. Il y a énormément de points-virgules, et quand un point d’exclamation ou d’interrogation est présent, il est suivi d’une minuscule. Donc il y a unité de sens. Il faut que ce soit très fluide. Le texte est constitué de groupes rythmiques. Chaque élément, chaque ensemble de mots porte dans la phrase un accent presque unique d’intensité. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas du tout faire les accents toniques, mais il faut être vigilant. Si l’on fait de grands continuums, l’on entend parfaitement le texte, alors que si l’on tente de le découper, cela le rend psychologique et on l’entend moins. (...)


Est-ce que cette spécificité du langage te faisait beaucoup intervenir, durant les répétitions, pour trouver avec les acteurs cette fluidité ?


Oui, c’est un des travaux où j’ai dû aller le plus près de la production du texte par les acteurs – je ne parle pas d’interprétation, mais du rapport aux phrases. Je suis intervenu souvent pour dire : “Le groupe rythmique est plus long, il ne faut pas le fragmenter.” C’est important car ce théâtre repose beaucoup sur l’appréhension de cette rythmique si particulière.
Henri Maldiney (philosophe français) parle du rythme comme étant une notion centrale, dans l’art comme dans tout. Il a raison, mais le problème, c’est que le rythme, il advient, il ne se commande pas. En revanche, on peut y prêter une attention particulière dans le travail. Et ce n’est pas subjectif, c’est une notion objective par rapport à la production du texte. Donc, oui, je suis allé au plus près du travail des acteurs sur ces questions – plus que d’habitude.
Comme dans une partition, ça joue aussi sur les piano et les forte. S’il doit y avoir un éclat mais qu’il est trop fort, l’écoute est cassée. Il faut avoir la mesure de tout – et la mesure est la chose la plus difficile à éprouver. Marivaux, pour parler de son théâtre, emploie sans cesse le mot “naturel”. Mais le naturel est parfois le comble de l’artifice, ou il se retrouve après avoir traversé l’artifice.
Le philosophe Claude Romano a écrit une nouvelle histoire de la philosophie à partir de l’expression “être soi-même” (Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019) et j’ai été étonné d’y trouver un chapitre sur Marivaux – alors qu’il est essentiellement question de comment les philosophes, depuis Aristote, se sont intéressés à cette expression. Dans ce chapitre magnifique, il parle justement du “naturel” dans la langue de Marivaux, comme étant entièrement recomposé, tout est extrêmement travaillé pour produire l’effet voulu. Dans tout son théâtre, Marivaux a essayé de trouver l’expression du naturel chez les personnages. Mais ce mot, aujourd’hui, est flou ou trompeur : on pense au naturalisme ou à la façon dont les acteurs jouent dans les pires films français. Chez Marivaux, c’est tout sauf du relâchement.
C’est cette obsession du naturel dont il parle sans cesse dans ses écrits – dans Le Spectateur français, L’Indigent philosophe, Le Cabinet du philosophe... – qui fait que ses textes sont des partitions ultra-précises.


  • Extraits d’un entretien réalisé par Fanny Mentré le 21 septembre 2021, pour le Théâtre national de Strasbourg
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