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La Résistible Ascension d’Arturo Ui

mise en scène Katharina Thalbach

: Entretien avec Katharina Thalbach

Par Laurent Muhleisen pour la Comédie française

Laurent Muhleisen. Votre rapport à Brecht est particulier ; dans quelles circonstances avez-vous découvert La Résistible Ascension d'Arturo Ui ?


Katharina albach. À vrai dire, je n'ai pas eu à découvrir la pièce, j'ai grandi avec. Ma mère l'actrice Sabine albach, ndlr jouait en alternance avec Barbara Schall, la fille de Brecht, le rôle de Dockdaisy dans la mise en scène de la création au Berliner Ensemble. Comme on manquait beaucoup de baby-sitters en ce temps-là, à la fin des années 1950, début des années 1960, il arrivait souvent qu'elle m'emmène avec elle au théâtre. J'ai passé une grande partie de mon enfance au « Berliner » ; les loges des acteurs, la « kantine », les coulisses étaient pour moi des espaces familiers.
Ce que je préférais, c'était me cacher dans une petite loge de la salle et observer ce qui se passait sur scène ; c'est comme cela que j'ai appris le théâtre. La production d'Arturo Ui de 1959 a été un énorme succès, je l'ai donc vue un nombre incalculable de fois ! Je ne peux pas a rmer que la petite lle que j'étais saisissait tout de l'intrigue, mais avec ce qu'on nous apprenait à l'école en RDA, j’ai compris peu à peu que le texte était une critique féroce du fascisme, et que le fascisme était intrinsèquement lié au capitalisme.
Il faut mentionner que le spectacle de Peter Palitszch et de Manfred Wekwert était extraordinairement divertissant. Il correspondait, à mon avis, à ce que Brecht préconisait pour la pièce – et que, j'espère, nous atteindrons à la Comédie- Française : la traiter comme un de ces grands spectacles de foires annuelles – presque sous la forme d'une complainte, voire d'un mystère – en soulignant l'héritage des grands drames shakespeariens. Ce n'est pas pour rien que Brecht cite Richard III dans le prologue d'Arturo Ui... Au fond, il recommande de monter la pièce dans le style du « Volkstheater », du théâtre populaire.


L.M. Brecht ajoute, dans le « grand style »...


K.T. Pour moi, le bon théâtre populaire est toujours « dans le grand style ». Je tiens cela de mon père (le metteur en scène Benno Besson, ndlr), qui me disait qu'il n'avait jamais fait que du théâtre populaire ; du théâtre populaire, ou du théâtre pour enfants. Rien n'est plus faux que de dire que le théâtre populaire est un genre mineur. C'est au contraire un genre exigeant, auquel j'ai toujours aspiré dans mes mises en scène, en particulier pour Shakespeare ou pour Brecht. Comme le dit Goethe dans le prologue sur le théâtre de son Faust : « Qui donne beaucoup donne pour tout le monde. » Le théâtre populaire relève pour moi du divertissement, dans le meilleur sens du terme.


L.M. Diriez-vous que le fait d'avoir grandi à l'ombre du Berliner Ensemble à l'époque de la RDA a déterminé votre vision de Brecht ?


K.T. Sans doute. Quand je me suis installée à Berlin-Ouest dans les années 1970, j'ai été effarée par la vision que les gens de théâtre de la République fédérale avaient de Brecht. Ils voyaient en lui le théoricien ennuyeux d'une époque révolue, ils ne percevaient rien de son humour, de son intelligence, de sa modernité, de la précision avec laquelle, dans un langage éminemment poétique, il avait décrit les processus du capitalisme, un capitalisme qui continuait et continue à faire rage. Mais quand je vois comment, aujourd'hui, des générations même très jeunes réagissent à des textes comme La Bonne Âme du Se-Tchouan, ou Homme pour homme, je me dis toujours, en pensant à Brecht : « Merci, mon vieux ! »


L.M. L'acteur que vous avez vu créer le rôle d'Ui au Berliner Ensemble, Ekkehard Schall, a marqué des générations de spectateurs. Qu'avait Schall de si extraordinaire ? Quelles aptitudes particulières le rôle d'Arturo Ui exige-t-il, selon vous, de la part d'un acteur ?


K.T. Comme j'étais la lleule de Barbara Schall, la femme d'Ekkehard, j'ai eu la grande joie – et l'insigne honneur! – d'assister plusieurs fois à son travail d'échauffement.
L'engagement physique qu'il apportait au rôle était absolument incroyable. Son jeu se référait, de manière très consciente, à celui de Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais d'une façon, je dirais, démultipliée, usant d'une technique et d'un art poussés à l'extrême. Je voyais donc à la fois ce corps totalement happé par le jeu et cette intelligence dans les nuances, les ruptures de ton d'une phrase, d'un mot et parfois d'une syllabe à l'autre. Il lui fallait environ trois heures d'entraînement avant chaque représentation pour se sentir prêt. Jamais plus je n'ai vécu de cours d'interprétation aussi formateur ! Et je n'ai que rarement rencontré dans ma carrière un acteur capable d'une pareille prestation.


Cette pièce exige des comédiens la même chose que les grandes pièces de Shakespeare : de la rapidité dans l'intelligence des situations, et très peu «d'effets Strasberg», de psychologie. Il faut être capable de véhiculer rapidement les contenus de la fable en ayant à la fois une maîtrise artistique de la langue et des aptitudes de jeu clownesques, quelle que soit la partition qu'on joue. Brecht a repris cela de façon géniale chez Shakespeare : une attention et une précision extrêmes portées aux rôles, même les plus petits. Quand on met en scène Arturo Ui, il faut veiller à cet équilibre entre grands et moins grands rôles. C'est la première fois que j'aborde cette pièce en tant que metteure en scène, qui plus est dans une langue qui n'est pas la mienne, autant vous dire que c'est pour moi une grande aventure.


L.M. Brecht insistait sur le fait que les « deux intrigues » de la pièce – l'histoire des gangsters et la prise de pouvoir par Hitler – devaient être menées de front dans la mise en scène, que la première ne devait en aucun cas simplement symboliser la seconde. Partagez-vous cette opinion ?


K.T. Absolument. Il serait absurde de réduire cette histoire à la seule question du fascisme – surtout si l'on considère tout ce qui s'est passé dans le monde depuis que Brecht l'a écrite. Il serait tout aussi absurde de la réduire à un gangster show. Les mécanismes qui lient ces deux aspects de la pièce – méthodes de voyous et intrigues politiques – ont toujours cours aujourd'hui. Et l'hyper médiatisation actuelle de la politique ne fait que renforcer la façon dont Ui/Hitler parvient à séduire, manipuler et intimider les masses. Mais comme le formule si justement Brecht, La Résistible Ascension d'Arturo Ui est une parabole visant à détruire le respect dangereux qu'inspirent les grands criminels au commun des mortels.


L.M. Quelles conséquences le « grand spectacle de foire », le show clownesque et les caractéristiques shakespeariennes de la pièce ont-elles sur le décor ?


K.T. La pièce comporte de nombreux tableaux, en des lieux assez di érents. Il était clair pour Ezio To olutti, notre scénographe, et pour moi-même, qu'il fallait pouvoir opérer des changements de décors rapides. Proposer un décor naturaliste nous semblait ridicule; nous voulions une forme d'abstraction capable de souligner les processus en cours dans la pièce, ne donnant prise à aucune forme d'illusion tout en entretenant la dimension de divertissement contenue dans l'œuvre. Dans le Macbeth de Shakespeare, notre premier spectacle ensemble, nous avions en tête l'idée d'une toile d'araignée symbolisant le fait que Macbeth était tombé dans les rets des sorcières. Lorsque je ré échissais à cette mise en scène d'Arturo Ui, cette idée ne cessait de me trotter dans la tête. Selon moi, la métaphore d'une toile qui se tisse et dans laquelle on nit par être empêtré symbolise bien les processus et les enjeux de l'intrigue et, plus généralement, le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, cette société du règne des réseaux qui permet aux puissants de ce monde de nous dominer ; avec ses innombrables tweets, Donald Trump nous en donne un exemple éloquent depuis quelques semaines... Une toile d'araignée va se tisser sur une ville, ou plutôt sur le plan de la ville de Chicago dessiné au sol. Les différentes possibilités de configuration de cette toile permettront de créer les di érents espaces dont nous aurons besoin au fil des scènes.


L.M. Brecht était conscient du fait qu'une représentation «réussie» de La Résistible Ascension d'Arturo Ui pouvait avoir des effets pervers : l'on assiste à une pièce dénonçant la fascination qu'exercent les puissants, et l'on est soi-même, en tant que spectateur, fasciné par le personnage d'Arturo et/ou la prestation de l'acteur, au risque de s'identifier à lui...


K.T. C'est vrai qu'on peut être complétement séduit, entraîné malgré soi dans un monde où l’on pourrait se dire: « Il faut bien que l'ordre règne, alors pourquoi pas un Arturo Ui à la barre ? Il est jeune, dynamique, e cace... Après tout, ne se valent-ils pas tous, n'ont-ils pas tous quelque chose à se reprocher ? » Mais Brecht fustige cette tentation avec son épilogue, qui appelle à la vigilance : prenez garde, il est encore fertile, le ventre de la bête...


L.M. L'exploration d'une dimension clownesque dans la mise en scène implique-t-elle un travail particulier sur les costumes et les maquillages ?


K.T. Je ne chercherai pas à sortir de l'époque où se joue la pièce. Nous serons dans les années 1930. J'ai constaté qu'Ezio (Toffolutti, ndlr) avait cherché à prolonger les fils de la toile d'araignée dans les costumes des gangsters, cette idée me plaît beaucoup. Les costumes des gangsters, tels qu'on les voit dans le cinéma américain d'avant- guerre, étaient extrêmement seyants, et cet aspect est très important pour moi ; ces gens-là, comme les fascistes, cherchaient surtout la respectabilité, et celle-ci passe par l'élégance. On pourrait évidemment adapter l'intrigue de la pièce à l'époque actuelle. Personnellement, je n'aime pas cette idée. J'aime le théâtre quand il est en rapport avec d'autres mondes ; je déteste tous les Hamlet en jeans, je trouve cela terrible. J'assume le fait de succomber à une certaine forme de « séduction » quand je vais au théâtre, de ne pas forcément avoir à céder au dilemme « réalisme / distanciation ». Lorsque je monte une pièce de Brecht, j'aime travailler sur les maquillages. Ici, ce n'est pas seulement parce que la distribution est importante et que certains rôles seront doublés, mais aussi parce qu'une dimension « à la George Grosz » – avec des traits accentués – me semble bien caractériser les personnages.


L.M. Qui dit « grand théâtre populaire » dit musique ?


K.T. J'aimais beaucoup la musique de la création, sa dimension de musique de cirque, de fanfare extrêmement entraînante. J'aimerais aller dans cette direction à la Comédie-Française. Le rythme de la mise en scène doit être le plus rapide possible. Tout doit aller très vite, à l'image de cette prise de pouvoir. À la fin de la représentation, le public doit être pris d'une sorte de vertige. C'est pourquoi j'ai établi une version scénique raccourcie, plus courte encore que celle de la création au Berliner Ensemble, mais qui n'escamote aucun aspect de l'intrigue. J'ai choisi de laisser une scène que les brechtiens orthodoxes critiquent souvent, parce qu'elle donne d'Arturo Ui une image subjective, là où il ne devrait symboliser qu'un processus : celle de son cauchemar – calqué sur celui de Richard III, – où le fantôme de Roma lui apparaît. Je trouve cette scène tellement théâtrale !


propos recueillis par Laurent Muhleisen
conseiller littéraire de la Comédie-Française, le 27 janvier 2017

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