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La Pyramide

+ d'infos sur le texte de  Copi
mise en scène Laurent Fréchuret

: Le Rat et le Labyrinthe

Un célèbre quotidien l’annonce cette semaine : le rat ne cesse de grignoter du terrain dans la Capitale. On y compterait quatre à dix rongeurs par habitant selon les quartiers. Peut-être la nouvelle ne déplairait-elle pas à Copi, qui en fit l’animal emblématique de son oeuvre – et qui, dans l’un de ses romans, fit gouverner Paris par la Reine des Rats. Que les phobiques soient rassurés… à la vue de nos rats, ils n’éprouveront ni angoisse ni répulsion. A échelle humaine et doués de parole, ils sont dépourvus de ce que l’on craint le plus chez les représentants de l’espèce : à savoir le nombre. Car, à l’inverse de leurs congénères, les nôtres sont d’un naturel solitaire.
Le premier, le presseur de vieux papiers Hanta – issu de l’esprit de Bohumil Hrabal –, n’est pas un rat à proprement parler. Mais c’est ainsi qu’il se ressent et se définit, après trente-cinq années passées au fond d’une cave, à cuver des hectolitres de bière et d’innombrables phrases de poètes et philosophes glanées au hasard de vieux ouvrages – avant que Hanta ne les envoie rejoindre les autres papiers sous la presse, afin de constituer d’éphémères oeuvres d’art. Le second, celui qui hante La Pyramide de Copi, est un gentlerat des plus distingués, un rat Argentin, un rat milliardaire, un rat qui roule en Cadillac et sait déchiffrer les hiéroglyphes sacrés. Bref, davantage rats de bibliothèque que vulgaires rats d’égout, ces deux-là sont la crème du rat, le nec plus ultra.
Ils seront, pendant cette existence à la fois limitée et re-jouable à l’infini qui se condense dans le temps de la représentation, indissociables de leur habitacle. Deux antres. Une cave pour le premier. Cave traversée par les voix des poètes morts ; par l’évocation des personnages flamboyants, grotesques ou tragiques qui ont émaillé son existence passée ; par les rumeurs de la guerre fratricide que se livrent les rats dans les entrailles de Prague… Une pyramide inca pour le second. Pyramide habitée par une reine aveugle, une princesse affamée, un jésuite malade d’amour… Deux espaces circonscrits en apparence, comme coupés du monde et du temps. Et pourtant…
L’antre de nos rats, tout aussi limité qu’il paraisse, donne sur de drôles de mondes, où les contraires s’embrassent, où les ténèbres se trouent de lueurs éblouissantes, où la solitude grouille de présences improbables – génies littéraires morts, reines et princesses sorties d’un passé mythique. Qui dit rats dit galeries. Et nombreuses seront les galeries qui relient la cave praguoise à la pyramide inca. Dans ces deux « miniatures » ou microcosmes que sont le court roman de Hrabal et la pièce de Copi cohabitent, dans un va-et-vient permanent semblable au mouvement de la presse à broyer, le sublime et le trivial, la terreur et le comique le plus énorme… On y assiste à la fin d’un monde, depuis une antre qui, paradoxalement, se révèlera un incomparable poste d’observation : Hanta verra sa presse mécanique supplantée par une gigantesque presse hydraulique actionnée par des jeunes gens qui broient sans état d’âme la parole des poètes. Les habitants de la pyramide verront l’or noir succéder à l’or des Incas, et n’y survivront pas (rat excepté). Une question semble s’élever, à la fin du monologue de Hanta, et dans la pyramide presque déserte : que reste-t-il, quand le vieux monde a sombré, quand toute magie l’a quitté ? Une réponse semble s’amorcer : quand il ne reste rien, demeurent les voix… Et la possibilité à l’homme – ou au rat – de tout réinventer à sa guise dans l’espace, quel qu’il soit, où il est libre de le faire : cave, pyramide ou théâtre…
Une trop bruyante solitude, La Pyramide : deux portes ouvrant sur deux univers foisonnants. Deux portes d’accès à deux oeuvres labyrinthiques. Car chez Hrabal comme chez Copi, expressions et images, en transitant d’un roman à l’autre ou d’une pièce à l’autre, annulent la notion de chronologie au profit d’un dessin infiniment chaotique et cohérent. Recyclées au fil de l’oeuvre en d’infinies combinaisons, elles dessinent un dédale aux galeries enchevêtrées, où réalité et fantasmagorie se mêlent, livrant une autobiographie souterraine de leurs auteurs. Dédale où bien malin qui saurait distinguer le vrai du faux, le dedans du dehors, le passé du présent, le labyrinthe du monde réel…
Tant les mots qui le composent ont, telle une armée de rats industrieux, fait perdre de terrain à une réalité parfois oppressante – en opposant à l’assujettissement des individus ou à la simple monotonie de l’existence une folie jubilatoire et contagieuse.

Dorothée Zumstein

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