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La Poursuite du vent

+ d'infos sur le texte de Claire Goll
mise en scène Jan Lauwers

: Entretien

ENTRETIEN AVEC VIVIANE DE MUYNCK ET JAN LAUWERS


JAN LAUWERS, À CÔTÉ DE VOTRE CRÉATION LE BAZAR DU HOMARD, VOUS AVEZ CHOISI DE METTRE EN SCÈNE UN SOLO, LA POURSUITE DU VENT, INTERPRÉTÉ PAR VIVIANE DE MUYNCK.
PEUT-ON CONSIDÉRER QU’IL PROLONGE L’UNE DE VOS DIRECTIONS DE TRAVAIL AVEC LES ACTEURS, COMME VOUS L’AVIEZ FAIT DANS UNE PIÈCE ANTÉRIEURE, NO COMMENT, SUITE FÉMININE DE PLUSIEURS MONOLOGUES ET SOLOS DANSÉS ?


JAN LAUWERS Pas vraiment. Il y a longtemps que le livre éponyme de Claire Goll, La Poursuite du vent, est sur mon bureau. De temps en temps, je le reprenais. Je suis encore très confus quand je lis ce qu’elle raconte : tantôt je la trouve profondément malhonnête, intellectuellement parlant, tantôt elle me semble extraordinaire, très juste dans sa vision. Elle était proche du mouvement dada, elle a côtoyé de nombreux et grands artistes, et est un témoin de son siècle. Il y a eu une grande controverse autour de ce livre surtout en Allemagne et en Flandres où elle a été beaucoup lue.
Par ailleurs, je travaille avec Viviane De Muynck depuis une douzaine d’années déjà. Nous avons dernièrement collaboré ensemble pour La chambre d’Isabella. Cette relation m’a de nouveau inspiré en me donnant l’envie de continuer ce travail avec un solo. Je me demandais comment faire entre cette création Le Bazar du Homard, ce désir de poursuivre le travail avec Viviane - en pleine forme après l’aventure de La chambre d’Isabella - et ce livre sur mon bureau. Qui plus est, il me semblait très clair qu’Isabella aurait pu être une amie de Claire Goll, d’où cette association. J’ai longtemps douté mais je trouve qu’en tant qu’actrice, il est très intéressant pour elle, à la suite d’Isabella, de jouer le rôle de cette femme. Il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de rôles très intéressants dans le théâtre conventionnel pour des femmes d’un certain âge. Passer d’un personnage comme Isabella pleine de joie de vivre à celui de Claire Goll, aussi controversée qu’Isabella mais sans cette générosité, peut être un vrai pari. Car ce deuxième personnage est quasiment à l’opposé du premier.
Quand nous avons dit autour de nous que nous voulions mettre en scène la femme d’Yvan Goll, certains amis écrivains de notre entourage étaient très mécontents, car elle a une mauvaise réputation. Elle a bien connu James Joyce, est restée des années son amie et néanmoins, ne cesse de dire les pires choses de lui. Elle fait de même avec Paul Celan ou Jean Cocteau. Dans le même temps, ce comportement m’intrigue beaucoup. Je pense qu’Isabella et elle sont deux femmes qui ont traversé le XXe siècle en se tenant en-dehors de la morale de nos sociétés, hors des conventions.
Quand nous avons joué La chambre d’Isabella aux États-Unis, certaines critiques ont dit qu’il fallait interdire des personnages de ce type sur scène. Une femme amorale qui a des relations incestueuses avec son petit-fils, cela ne peut pas se montrer. Pour des fondamentalistes chrétiens, Isabella est une sorcière, mais Claire Goll aussi. Elle a eu une liaison avec un très jeune homme alors qu’elle avait quatre-vingts ans. Pour Viviane, c’est très différent de passer d’une femme pleine de vie donc chaleureuse auprès du public et de jouer à l’inverse, une femme froidement passionnée, assez destructrice. C’est une autre aventure avec une même actrice, une même époque et un point de vue complètement différent.


VIVIANE DE MUYNCK En effet, Claire Goll n’a pas la même chaleur, ni cette exubérance. Elle vit beaucoup plus dans sa tête mais elle est plus consciente du monde. Isabella se laissait vivre dans la joie et la curiosité, elle cherchait juste à comprendre une chose, le secret de son origine à travers ce père qu’elle croit ne pas avoir connu.
Claire Goll est un personnage beaucoup plus énigmatique. Elle s’intéresse à la signification des choses, elle est aussi passablement manipulatrice. Ce sont deux personnalités très différentes : l’une c’est le bonheur, l’autre l’énigme et le besoin de réflexion, mais elles ont toutes les deux une façon de regarder autrui avec la même curiosité.


COMMENT VOUS EST VENU LE DÉSIR D’ÊTRE CLAIRE GOLL SUR SCÈNE ?


VDM Le projet est venu d’une idée commune avec Jan. Il m’avait suggéré de lire La Poursuite du vent quand nous avons travaillé autour de James Joyce. Il y avait beaucoup de références sur cet auteur dans ce livre, puis je l’ai oublié. Mais à l’occasion d’une adaptation que j’ai faite du dernier épisode d’Ulysse, nous avons reparlé du secret de cette femme.
À la lecture, il est difficile de savoir ce qui appartient vraiment à la réalité ou ce qui provient d’une reconstruction de sa mémoire. Il y a une différence entre la femme telle qu’elle se présente et ce qu’elle a vraiment été. On peut s’en rendre compte quand on lit ses autres ouvrages, écrits dans sa langue maternelle, l’allemand. C’était un écrivain très intéressant. Malheureusement la plupart de ses oeuvres ont disparu ou n’ont pas été traduites.
Comme je parle l’allemand, j’ai tout de même pu lire d’autres textes d’elle. Sa réputation sulfureuse vient aussi du fait qu’elle se prononce de façon très critique sur d’autres artistes dont l’histoire a fait des icônes. Joyce et beaucoup d’autres sont devenus célèbres, et l’on voudrait toujours de nos héros qu’ils soient des figures sans reproche. Nous-mêmes nous projetons un imaginaire sur eux, y compris dans l’intime ; tout comme je peux le faire sur Claire Goll sans l’avoir connue. Il n’était pas facile à son époque, la première moitié du XXe siècle, d’être une femme écrivain, et ses idées érotiques ou fétichistes ne tombaient pas bien. Les goûts littéraires ont beaucoup changé. Le rapport aux mythes et aux icônes aussi. Les temps changent et l’histoire fait un tri. Certains survivent plus que d’autres, elle et son mari, le poète Yvan Goll, n’ont pas fait partie de ceux-là.
Alors qu’ils ont été les premiers à mettre leur espoir dans l’Europe, les artistes du début du XXesiècle ont vécu deux guerres. Ils devaient toujours fuir et tout recommencer ailleurs, à zéro. Ils étaient des « sans pays », des déplacés.
Souvent ils ont perdu leurs oeuvres, leurs peintures ou manuscrits, ou bien les nazis les ont confisquées ou détruites.
Après la seconde guerre mondiale, quand les Goll sont revenus des États-Unis, on les avait oubliés. Stephan Zweig parlait très bien d’eux : il disait que leur union était leur pays, qu’ils s’étaient fait un monde, qu’ils avaient trouvé leur identité dans une vie commune. Nous ne connaissons plus ce temps, ni ce qu’étaient les voyages à l’époque, ni l’écriture, l’énorme travail épistolaire que développaient les artistes avec leurs correspondances.
Claire Goll avait une faim insatiable d’art. Les personnes dont elle parle le plus chaleureusement sont celles qui lui ont fait partager un peu de leur « sagesse », c’est-à-dire leur façon de regarder le monde. Elle était très intéressée par tout ce qui l’entourait et voulait se faire accepter. Elle a beaucoup écrit mais n’était pas concentrée sur un genre précis. Elle pratiquait autant l’autobiographie que l’écriture journalistique et la poésie.
J’ai une certaine idée d’elle, des conditions dans lesquelles elle a vécu et des motifs de son comportement mais on ne peut pas expliquer une personne, seulement donner des indices. Ensuite il y a le travail des répétitions.
Pour moi, être Claire Goll est une façon humble de me jeter un défi.


DE QUELLE FAÇON AVEZ-VOUS ENTREPRIS CETTE MISE EN SCÈNE ?


JL J’ai dû trouver un équilibre. Il faut quand même aimer cette femme pour la mettre en scène et cela me semblait difficile à la lecture de ses mémoires. Dans cette création, outre la scénographie, je me suis plutôt attribué le rôle du « coach » pour accompagner Viviane, qui s’est chargée de l’adaptation du texte ainsi que de la dramaturgie.
Nous utilisons un grand espace : je ne pouvais imaginer Claire Goll autrement que comme une femme très seule sur un grand plateau.
Mais le plus enrichissant a été de pouvoir poursuivre notre collaboration dans un autre rapport qu’une création collective. C’est une approche très différente. Comme nous nous connaissons depuis longtemps, nous sommes à l’aise et nous pouvons aller très loin dans le travail.


COMMENT AVEZ-VOUS APPROCHÉ LE PERSONNAGE ?


VDM On s’est imaginé Claire Goll à la fin de sa vie. Une personne qui ne parle pas toujours consciemment, qui ne raconte pas les évènements dans un ordre chronologique. Sa mémoire déraille, les histoires s’échappent d’elle, partent dans différentes directions. Il y a une très grande liberté à construire des pensées, évoquer celles d’une autre personne au lieu d’être immergé dans un univers et de suivre l’action. C’est passionnant d’entraîner le public dans ce temps-là, de parcourir l’histoire de ces rencontres, de faire des choix, de se demander le pourquoi et le comment de telles décisions, de s’apercevoir que la coïncidence joue un rôle énorme dans la vie. On est maître de son existence mais on dépend des rencontres et avec qui on partage ces choses. Cela dessine des voies qui ne sont pas toujours très rationnelles ni orchestrées dès le début.


Propos recueillis par Irène Filiberti

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