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La Pierre

mise en scène Bernard Sobel

: La Pièce

De 1934 à 1993, la pièce de Mayenburg revisite donc 60 ans de l'histoire bien précise d'un pays et d'un peuple, à travers celle, à la fois simple, très concrète et pourtant fortement allégorique, des pérégrinations et de l'attachement d'une famille, des femmes surtout, à LEUR maison . Mais La Pierre n'est pas une pièce historique.


C'est d'abord une oeuvre sur la mémoire - celle des peuples et celle des individus - , la façon dont elle fonctionne, efface, retrouve, trie, recompose, sans chronologie.
Mayenburg ne donne pas de faciles leçons de morale a posteriori. Il n'est pas dans la "repentance" ou le "devoir de mémoire". Il ne cherche pas La Vérité. Il observe comment vivent les hommes - le plus souvent ni héros ni salauds -, dans une zone grise entre chien et loup. Il scrute leurs rêves et leurs cauchemars. Il examine leurs petits arrangements avec la réalité et leurs usages divers et paradoxaux. Il étudie la façon dont se tissent les légendes familiales et nationales. Les héroïnes de La Pierre sont des femmes, des mères et des filles, inscrites dans une lignée, dans la durée, chargée bon gré mal gré de transmettre l'héritage, de nouer ou renouer les liens, de créer les filiations, réelles ou imaginaires. Chacune, pour soi d'abord et pour la génération suivante, de plus ou moins bonne foi, plus ou moins conscienment, avec brutalité s'il le faut, s'efforce pour que le fardeau soit le moins lourd à porter. Ce qui ne signifie pas qu'il le soit: des fautes ont été commises et se commettent encore là, sous nos yeux, sur le plateau. Il y a des âmes errantes qui ne se laissent pas oublier, un sentiment de culpabilité qui ne trouve jamais vraiment son expression et pollue même l'air que respire la plus jeune génération (celle de Mayenburg lui-même). L'auteur n'a pas pour rien traduit Hamlet et connaît bien l'usage des fantômes au théâtre.
Car si dans la vraie vie les morts restent injoignables, le théâtre a cette supériorité sur le réel qu'il permet d'évoquer les fantômes. Et plus que le Danemark, l'Allemagne est bien le pays des revenants.


Mayenburg est citoyen d'un pays qui a été divisé: des gens partageant la même histoire, la même langue, la même culture sont devenus deux peuples. Une fois la réunification effectuée, beaucoup ont vécu l'expérience d'être chez eux des revenants et des émigrés, soit qu'ils soient revenus comme les personnages de la pièce, après quarante années d'absence et de socialisme, dans leur région d'origine devenue méconnaissable, soit que, chassés de chez eux par les restitutions ou le chômage, ils aient eu à subir l'arrogance de plus favorisés qu'eux. La notion de "chez soi" pour beaucoup d'Allemands, retrouvant une maison, une région perdues, ou contraints de quitter leur "chez eux" dans un pays disparu, est ainsi devenue, de si "naturelle" qu'elle peut nous paraître, problématique.


Ce que les Allemands viennent de vivre à l'échelle d'un pays, et dont la pièce rend compte, est en train de se produire à l'échelle mondiale: la question de l'origine, des racines, tout ce qui fonde la légitimité d'une présence dans un lieu donné, est devenue brûlante: des peuples frappent aux portes de pays plus riches que le leur, réclamant une place que les "autochtones" leur refusent du fait de leur antériorité dans les lieux, de l'existence de racines anciennes et de la supériorité de leur culture. De quoi demain notre avenir commun sera-t-il fait? L'histoire sanglante du dernier siècle, deux "expériences" historiques particulièrement lourdes à porter, dans un pays dont la très haute culture aurait du faire obstacle à toute barbarie, semblent avoir suscité en Allemagne une injonction particulière à réfléchir sur ce qu'être un sujet de et dans l'histoire veut dire. Mayenburg parle souvent de sa peur, il dit que c'est elle qui le pousse. La peur est aujourd'hui un sentiment très partagé et très construit. Mayenburg, avec La Pierre, pose le doigt là où la plaie suppure.

Michèle Raoul-Davis

janvier 2009

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