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La Paranoïa

mise en scène Frédéric Polier

: Note d’intention

Présentation


Après le succès de la création de La Terquedad, la rencontre avec l’auteur lors de sa venue au Théâtre du Grütli et la présence du spectacle dans la sélection restreinte du Prix Suisse du Théâtre , Frédéric Polier décide de récidiver et de prolonger de différentes manières la relation avec Rafael Spregelburd. Il s’agit aujourd’hui de poursuivre l’amicale étreinte au travers d’un projet aussi monumental que périlleux.


L’expérience artistique qui a consisté à mettre en scène une pièce de Rafael Spregelburd s’apparente a une quête autant artistique qu’archéologique. Il faut décrypter les sens cachés, nourrir les références de toute nature, historiques, scientifiques , dont sont truffées et sous - tendues ses scènes. En d’autres termes, savoir de quoi nous parlons et se positionner derrière les mots, tant la trame cachée est puissante.


L’apparente opacité du propos se mélange avec l’aspect qu’un esprit rationnel pourrait qualifier de potache, mais ne nous leurrons pas. Le travail pragmatique – c'est-à-dire scénique - et tout ce qui s’y rapporte me conforte dans l’idée que l’oeuvre de Rafael Spregelburd est certes difficile mais éminemment moder ne et totalement originale dans sa facture. Le public dans sa grande majorité ne s’y est pas trompé et je suis heureux que la mise en oeuvre patiente de cette pièce ait servi à faire découvrir cette dramaturgie généreuse et ambitieuse.


Pour l’auteur argentin, fer de lance du théâtre post-moderne dans son pays, l’univers ne se résume pas à ses quatre dimensions. Et deux parallèles peuvent parfaitement se rejoindre, pour peu que l’on snobe les règles en vigueur dans un monde cartésien. S’il n’hésite pas à rajouter des dimensions à ce monde, Rafael Spregelburd les multiplie jusqu’à l’infini quand il s’agit de théâtre. Publiée en 2008, La Paranoïa est une saga de science - fiction délirante aux allures de telenovela théâtrale. A moins qu’il ne s’agisse du contraire. Dans tous les cas, Rafael Spregelburd y poursuit son exploration d’une autre réalité qui passerait par la déconstruction du langage. Ce que l’auteur débusque derrière la facticité des mots, c’est la langue réelle d’un pays et d’une époque qui tente de résister à la crise.


A travers ce brouillage des codes et du sens, l’auteur nous oblige au déplacement des habitudes spectatrices passives et cela à partir des mêmes références que partagent les réseaux médiatiques, populaires et consuméristes, favorables à cette passivité. La critique parodique n’est donc pas directe car elle laisse à chaque spectateur la liberté d’interprétation se refusant au même dogmatisme que ceux qu’elle vise. Le déroulement et sa résolution importent peu. L’expérience de l’étrangeté et du grotesque au sein même de la pièce prime. L’histoire ? Après ce qui précède, on comprendra qu’il n’est pas très aisé de la résumer. On peut cependant en parcourir les grandes lignes.


Synopsis


Quand la fiction développe sa pro pre fiction, cela donne La Paranoïa. Tout commence dans un sous-marin, univers clos dirigé par un capitaine qui s’est fait voler toutes ses affaires, et notamment ses plans. L’histoire débute donc sans points de repère, soumise aux caprices de la houle.


Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce prologue se poursuive avec une scène qui se déroule dans un pavillon chinois pendant l’invasion japonaise, dans une interprétation décalée des standards de l’opéra chinois. Puis qu’elle se poursuive dans une station balnéaire, Piriapolis en Uruguay.


La Paranoïa met alors en scène une poignée de personnages confrontés à l’ultimatum singulier d’extraterrestres omniscients. Ces derniers, qui contrôlent désormais l’univers (nous sommes en l’an 22 000 et des poussières), ne maintiennent les hommes en vie que pour obtenir leur dose régulière de fiction. C’est grâce à elle qu’ils peuvent s’alimenter : mais le filon est en voie d’épuisement. Les humains disposent donc de 24 heures pour inventer une histoire inédite.


Placée sous les ordres d’un Colonel des opérations spéciales qui a oublié de préparer son discours, l’équipe de « créateurs » se compose de 4 membres : une auteure à succès, un astronaute dépressif, un mathématicien spéculatif et un robot qui ignore l’être mais dispose d’une grande capacité de mémoire.


Débute alors un processus complexe de création instantanée dont les fruits sont projetés sur un écran. Ainsi, sur le mode des telenovelas , se déploie une intrigue sans cesse corrigée qui mélange allègrement les genres. On y croise une galerie de personnages aussi improbables que ceux qui les inventent, parmi lesquels une Miss Venezuela victime de la chirurgie esthétique, un commissaire boulimique, une procureure fleur bleue, etc.


Les extraterrestres réclament leur pitance : il s’agit de faire vite !


Pistes dramaturgiques


La Paranoïa relève du kaléidoscope des genres, entre l’émission Loft Story et le film d’horreur de série B. Il ne s’agit toutefois pas d’un simple exercice de style : Rafael Spregelburd s’emploie à pointer quelle fiction frelatée on nous sert désormais. « Il faut voir », semble-t-il nous dire, « ce que l’on donne en pâture à un public que l’on avilit ». Et de quelle manière la société du spectacle, dans son hégémonie, a épuisé la puissance créatrice de l’homme au profit du seul divertissement. On ne peut pas ré-inventer le monde dans un monde qui, sans cesse, se réinvente comme fiction.


Dans une quête insensée de cerveaux toujours disponibles, il s’agit de divertir toujours plus, c’est-à-dire d’empêcher l’élaboration de tout système de pensée qui conduirait immanquablement à une opposition. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non », nous prévient Albert Camus. Un homme qui regarde une émission de télévision, une série, un programme de variété, est un homme qui consent – et qui, de fait, participe d’un consensus : celui de l’acceptation du monde tel qu’il est. Derrière l’écran, certains ont pour charge de lui servir la soupe, qui n’est qu’un vulgaire brouet d’autant plus insipide que c’est ainsi qu’il peut satisfaire le plus grand nombre.


C’est de cela dont il est question dans la pièce: les extraterrestres attendent qu’on leur serve la soupe. Ou, pour jouer avec les mots, le soap opera. D’où le recours au vocabulaire dramaturgique des telenovelas dans la pièce de Spregelburd, même si ce vocabulaire est altéré. On comprend que même le sauvetage de la planète – et de l’espèce – passe par un dévoiement de la fiction. Au même titre que Brenda (la Miss Venezuela) est triturée par des chirurgiens pour se métamorphoser en « produit », la fiction est soumise aux interventions de scénaristes qui, via un cahier des charges bien précis, la transforment en valeur commerciale. L’auteur n’épuise jamais la métaphore. Pas plus qu’il ne la souligne. Avec Spregelburd, on est toujours dans l’allégresse d’une interprétation possible. Chez lui, le théâtre est un laboratoire permanent qui sollicite sans cesse l’imagination. L’esprit y règne en maître, surtout quand il s’écarte des ornières cartésiennes. Il y a une formule qui traduit très bien cette démarche et qui n’est pas l’intimant « Il était une fois », mais plutôt le questionnant « Et si ? ». Et si nous étions tous enfermé dans un sous-marin à la dérive ?


Et si les seuls créateurs de fiction ne pouvaient être que des individus « inaboutis », « imparfaits », c’est-à-dire libres de se laisser emporter par l’inspiration plutôt que soucieux d’enfermer l’imagination dans des grilles, en quête d’efficacité ? Et si les spectateurs, dans leur boulimie de nouveautés, ingurgitaient de la fiction jusqu’à en perdre le goût ? Et si la réalité était le fruit d’une fiction qui nous dépasse ? Voilà qu’ainsi se constitue un réseau d’hypothèses, de perspectives contrariées, de pistes envisageables qui valent moins pour leurs aboutissants que pour le maillage proprement stupéfiant et insolite qu’elles composent. Si l’on y regarde de plus près, si l’on pointe le viseur sur un espace déterminé, on constate très vite que le « décalage » est – si l’on ose dire – au centre du propos de l’auteur. Le décalage non comme une posture mais comme l’affirmation d’une perception périphérique plus à même de restituer une vision d’ensemble. Décalage de traductions qui ne sont pas simultanées, décalage des personnages (jusque dans leurs agendas), décalage du récit dans sa progression, décalage du regard du spectateur, décalage de la réalité, décalage de la langue...


La fiction dans la science


Prenons le texte inaugural de l’art du roman : Le Décameron. Parce que Florence est accablée par une épidémie de peste, en 1348, sept nobles demoiselles et trois jeunes gens courtois se retirent pendant deux semaines sur les collines de Fiesole, où ils vont distraire leur ennui par divers plaisirs dont celui-ci: aux heures les plus chaudes de l’après-midi, l’un d’eux deviendra roi ou reine d’une séance pendant laquelle on racontera dix histoires sur des sujets libres ou imposés. Le roman surgit donc à la faveur d’un retrait de la vie ordinaire. Mais ce sont la maladie et la mort que les jeunes gens fuient, non la vie.


Dans La Paranoïa, ils sont quatre (si l’on exclus le Colonel et sa soeur) à se retrouver dans une sorte de retraite pour, non pas se distraire, mais distraire ces intelligences supérieures qui leur réclament de l’inédit. Chacun élabore ainsi sa part d’histoire afin de remplir une mission qui, si elle réussit, épargnera l’espèce humaine. Ce qui les pousse dans cet hôtel uruguayen, ce n’est pas une épidémie de peste: c’est le désenchantement du monde et, avec lui, de la fiction.


Ce faisant, l’auteur s’amuse à nos dépens : il y a tout autant de fiction dans l’histoire du premier plan que dans celle qui est créée pour satisfaire les extra-terrestres. L’emboîtement de la seconde (de type polar fantastique) dans la première (de type science-fiction) créé une ultime fiction qui est d’ordre théâtral. Dès lors se pose la question de l’origine du témoignage : qui invente qui ? Dans L’Incipit romanesque (2003), Andrea Del Lungo note : « Le seul moyen pour éluder la question de l’origine est en effet de faire passer la fiction pour vraie, de la naturaliser en la projetant dans la réalité et en créant l’illusion que tout est authentique – illusion, bien entendu, partagée en tant que telle par le public ».


Si le péché de Gourmandise se dissimule derrière La Paranoïa, ce n’est pas par hasard. Certes, les extraterrestres se nourrissent de fiction. Mais au-delà, c’est bien l’auteur qui fait preuve de gourmandise à l’égard de la fiction: sa pièce en explore le spectre le plus large possible. A la science-fiction et au fantastique se mêlent également le polar, la romance, la comédie, le drame, l’espionnage, etc.


Pour rendre la démarche encore plus complexe (si c’est possible !), Spregelburd se joue des genres (en faisant appel au langage épicène) et des temps (toute datation précise semble un défi insurmontable pour les personnages). Enfin, la langue elle-même devient un terrain d’expérimentation, au travers d’assemblages, de croisements, de recours à des termes de dialecte et d’argot.

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