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La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Olivier Cadiot

: "Quelle époque incroyable !...

par Thomas Ostermeier

« QUELLE ÉPOQUE INCROYABLE ! »...


... s’étonne Feste, le bouffon : « Pour un esprit exercé, une phrase se retourne comme un gant de chevreau, très souple – la doublure se retrouve vite à l’extérieur. » La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez est un exercice de retournements, à l’instar de la duplicité troublante du rapport signifiant/signifié que déplore (ou célèbre ?) le fou, « empoisonneur de mots » professionnel : l’histoire d’une décomposition du langage, de la perception des genres et de l’image que nous nous faisons de l’amour.


À l’aube d’une crise de la représentation que les pièces de Shakespeare pressentent et qui éclora pleinement dans le théâtre du xxe siècle, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez est entre autres l’histoire de la corrosion du pouvoir par l’amour. L’un et l’autre sont intimement liés dans le per- sonnage d’Orsino, duc malade d’amour, auquel les rênes du royaume ont échappé en raison de son désir insatiable pour Olivia – à moins qu’il ne s’agisse plutôt de l’amour qu’il porte à son propre état d’amoureux. Sa maladie, comme la voix « très mélodieuse et virale » du fou, contamine les personnages que le destin réunit en Illyrie, pays mystérieux et sombre au-delà de la Méditerranée où les jumeaux Viola et Sébastien ont échoué, et où rien n’est ce qu’il paraît être. L’ivresse de l’amour gagne un personnage après l’autre : Olivia, femme au pouvoir, portant le deuil pour éloigner les prétendants indésirables, se voit dangereusement distraite par les attraits irrésistibles de l’androgyne Césario ; Antonio, marin hors la loi, court tous les dangers pour son idole, Sébastien ; Malvolio, intendant pas si puritain que cela, devient victime de son amour-propre, attiré dans un piège d’une méchanceté rare par Sir Toby – le Lord of Misrule (Prince des Sots) –, Maria – marionnettiste de tous ceux qui l’entourent –, et Feste – toujours enclin à révéler la folie dissimulée sous les traits de la raison dont se parent les hommes sages, ces « raisonneurs fous ».


Ceux qui semblent exclus du jeu amoureux par leur incapacité à y par- ticiper, tels Sir Andrew – incarnation anémique d’une aristocratie déca- dente et consanguine – ou Sir Toby – constamment entre deux vins – substituent à l’amour une ivresse d’un autre type, celle des « bières et des gâteaux ».


Le déguisement de Viola, héroïne cachant son identité sous l’apparence du jeune page Césario, lie le trouble de l’apparence si présent dans tant de pièces de Shakespeare à ce qui, dans le désir, est projection et ce qui est vrai sentiment. Loin d’être seulement une illusion de surface, l’ap- parence de Viola imprègne profondément, d’une magie bien réelle, ceux qui rencontrent Césario : magie du costume et de la parole encore puis- sante pour Shakespeare, auteur et acteur de ce théâtre élisabéthain si dénué de réalisme, qui laisse tout – ou presque – à l’imagination du spectateur. Il révèle chez Viola, pour rester dans l’image de Feste, une « doublure » auparavant invisible – à moins que la différence entre endroit et envers, entre extérieur et intérieur, entre le masculin et le féminin en elle n’ait été indiscernable dès le début ?


Le jeu théâtral lui-même – au fond, chacun des personnages tente de représenter autre chose que ce qu’il est – est donc dans cette pièce une manière de poursuivre la recherche fondamentale présente dans toutes les œuvres de Shakespeare : mettre au jour ce qui se cache et se révèle de l’être humain. Pour mieux les comprendre, Shakespeare ne se contente pas de mettre des personnages en scène, il les met en scène afin qu’ensuite ils se mettent eux-mêmes en scène. Ils nous montrent comment le monde nous contraint à jouer comme des acteurs, à prétendre être quelqu’un d’autre, à mettre un masque, afin de découvrir, à travers les jeux de représentation, qui nous sommes et qui pourrait être l’autre. Cependant, pour les personnages de cette pièce tout comme pour Hamlet, ce jeu est plus qu’une intrigue plaisante. Pour Orsino – duc en crise –, Olivia – prétendument en deuil –, Césario – jeune homme trou- blant à l’apparence de jeune fille –, Feste – serviteur de deux maîtres –, Antonio – criminel en fuite –, découvrir « qui est là », ou être découvert, est une question de vie ou de mort. Ainsi l’univers dans lequel nous devrions imaginer Shakespeare – et l’arrière-plan de ses pièces – ne serait pas un univers ludique, où changer d’identité serait un jeu d’enfant, mais un monde de conspirations, de suspicions et de méfiance, de surveillance et de violence : un monde où, lorsqu’on entre dans Londres, on est accueilli par les têtes tranchées des conspirateurs, empalées et exhibées sur le London Bridge.


C’est cette contrainte existentielle qui oblige Viola au début de La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez à se déguiser en homme – pour survivre en évitant le couvent, le mariage ou la prostitution, seules options offertes à une femme célibataire naufragée sur une plage d’Illyrie comme sur la Bankside, banlieue sud de Londres qui héberge les théâtres publics tel que le Globe en 1600. Comme une incarnation de ce qui, en soi- même, est étranger, Shakespeare déplace en Illyrie le trouble créé par ce jeu dangereux des apparences sur le plateau du théâtre élisabéthain. Pour les contemporains de Shakespeare, l’Illyrie, pays des corsaires, est aussi celui de relations amoureuses entre hommes, consacrées par le rite sacré de l’adelphopoiia*. C’est ici que les rapports homosociaux porteurs de la société aristocratique de l’Angleterre d’Élisabeth Ire peuvent, dans l’imaginaire de Shakespeare, se transformer en rapports homosexuels vécus et acceptés.


Chacun des amoureux est certes victime des apparences, mais son désir donne à penser qu’il vise en même temps quelque chose d’autre. Se crée alors une troisième voie pour l’amour qui déstabilise le rapport entre le sexe biologique et la construction naturelle du genre prétendument appuyée sur cette structure « naturelle ». Le théâtre offre l’opportunité d’explorer sur scène les mécanismes par lesquels se constitue cette repré- sentation dans le jeu – et la possibilité que, plutôt qu’une apparence trompeuse, superposée à une « réalité » biologique, le genre et la structure du désir se créent à travers le jeu même de la représentation tel que le formule Judith Butler dans ses écrits. C’est ainsi que, au lieu d’une résolution satisfaisant les exigences d’une société strictement régulée selon des catégories fixes, tels que le genre et la classe sociale, la dramaturgie de la pièce nous montre le « biais » que choisit la nature pour parvenir à ses fins ; un but paradoxalement encore inconnu qui se crée seulement au fil de sa trajectoire biaisée.


L’espoir qui sourd de la pièce est que nous retrouvions la foi de Shakespeare en la puissance magique du langage. Le fou est le représentant principal d’une capacité, peut-être perdue aujourd’hui, d’utiliser le langage pour transformer le monde aux yeux de celui qui l’entend – c’est-à-dire aux nôtres, spectateurs de ce jeu, en danger de découvrir la folie dans nos prétendues sagesses et d’apercevoir au loin une troisième voie pour penser nos identités et nos amours.


Thomas Ostermeier


  • *Cérémonie d’union – de type marital selon l’historien John Boswell – de deux personnes de même sexe, pratiquée jusqu’aux IVe siècle par l’église catholique.
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