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La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Olivier Cadiot

: Questions à Thomas Ostermeier

En quoi le théâtre de Shakespeare vous interpelle-t-il ? Dans La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, votre première mise en scène à la Comédie-Française, le spectateur va-t-il retrouver vos partis pris souvent politiques ou sociétaux ?


Shakespeare nous renvoie très souvent à la même question, celle que pose le premier vers d’Hamlet : « Qui est là ? ». Ses pièces sont une interrogation sur la fine différence entre le moi que je suis, celui que je présente aux autres et celui que je désire être, ainsi que sur la capacité du théâtre à nous faire comprendre qui, au fond, est celle ou celui qui nous fait face. L’oeuvre de Shakespeare est capable de révéler, par les moyens du théâtre lui-même, qui nous sommes et qui est l’autre. Dans La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, Shakespeare situe son questionnement sur la nature humaine – et sur la possibilité d’une vie sociale civilisée – dans le royaume d’Illyrie, un royaume en décadence – puisque son souverain est entièrement préoccupé par l’amour, ou plutôt par une certaine image qu’il se fait de l’amour. Dans ce royaume sans gouvernement, les apparences trompeuses ne créent pas simplement un malentendu, ne sont pas un simple tour de passe-passe dramaturgique. La question de l’apparence opaque de l ’autre prend, au contraire, une dimension existentielle : le trouble semé par Viola, déguisée en Césario, ramène le désir de l’autre – chez Orsino, Olivia, Malvolio, Antonio, Viola elle-même – à une interrogation sur l’être soi-même. Dans La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, la réalisation du désir est sans cesse reportée, car son objet se soustrait, et cette errance met en cause les catégories de genres et les classes sociales sur lesquelles l’Illyrie – et notre monde – sont construits. Le vers de Viola : « I am not what I am » résume le doute qui plane au-dessus de chacun des personnages et des situations dramatiques de la pièce. Shakespeare ne donne jamais de réponse définitive. À nous de nous confronter au vide laissé par certaines catégories de notre discours politique et social, aujourd’hui remises en question.


Comment analysez-vous la grande mélancolie qui plane sur le sentiment amoureux dans la pièce ?


Plutôt que la mélancolie supposée « romantique », qui me semble réductrice par rapport aux profondeurs du sentiment humain qu’explore la pièce, ce qui m’intéresse dans La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez ce sont les envers plus sombres d’un désir inassouvi, réprimé ou détraqué. Il plonge les amoureux (malheureux) dans une folie telle – joyeuse en surface mais souvent bouleversante – qu’ils se voient obligés de renier leur identité ou de s’en découvrir une autre encore inconnue ou jusqu’alors refoulée. Le sentiment amoureux contamine tous les personnages, ceux dits « comiques » également – d’ailleurs avec une violence particulière, si l’on pense aux conséquences des fantasmes de Malvolio. « If sad and merry madness equal be », se demande Olivia. La mélancolie et la clownerie ne se répondent-elles pas en miroir ?


Bien avant notre contemporaine Judith Butler, Shakespeare avait traité, à sa manière, la notion de genre. Quel regard posez-vous sur cette question à travers le prisme de la pièce ?


L’art de Shakespeare est de ne jamais réduire les questions fondamentales dont il traite à de simples oppositions binaires. Butler articule sa lecture déconstructiviste de la notion de genre autour d’un concept fondamentalement théâtral : le genre n’est pas d’ordre naturel mais se construit. Il est le résultat d’une performance répétée, de la représentation de soi-même par chaque individu dans ses actes et ses paroles suivant certains principes, certaines normes sociétales et culturelles, qui servent de modèle à cette représentation. Le théâtre présente l’opportunité exceptionnelle de dévoiler sur scène les mécanismes par lesquels se constitue cette représentation dans le jeu, et d’explorer les possibilités offertes par ce dernier pour aller à l’encontre desdits mécanismes. Ainsi le théâtre de Shakespeare met en avant le pouvoir du jeu non pas de dissimuler ou de dévoiler de supposées déterminations (sexuelles) essentialisées, mais de produire sa propre réalité. À la fin de la pièce, en un tour de main, Orsino épouse son page Césario, qui ne se changera en femme qu’après la conclusion de la pièce. En se mariant avec Sébastien, Olivia épouse « a maid and man », une femme… et un homme. Le désir trouve des voies singulières de réal isation, non déterminées par la norme, comme le découvre chacun des personnages, et il en va de même pour le spectateur.


Le travestissement est l’essence même du théâtre. Shakespeare le place au centre de cette pièce. Quelle importance revêt-il dans votre théâtre ? Et dans cette mise en scène en particulier ?


Le travestissement est seulement un élément de ce que l’existence, vue par le prisme du théâtre de Shakespeare, a elle-même de théâtral. Nous jouons un rôle, dans toutes les situations sociales de notre vie, et nous por tons le « déguisement » qui lui correspond. Dans cette mise en scène en particulier, le déguisement es t une arme dangereuse, comme le dit Viola – qui révèle en ce qu’elle semble dissimuler.

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