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La Nuit des rois

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Jude Lucas
mise en scène Clément Poirée

: Le désir et son objet

Twelfth Night, or What you will.
Or what you will ? Ou ce que vous désirez.


Que désirent les personnages de Shakespeare ? L’idée de l’amour “ the spirit of love ” dit Orsino. L’amour pour une image, l’amour pour un être disparu, l’amour pour la bouteille… Ce ne sont que des amours mortes. La Nuit des rois c’est d’abord le portrait amer d’un monde sans relation où chacun se nourrit d’un amour sans objet. Cet amour “ pur ” se referme comme une boucle : le serpent se mord la queue ; les désirs se dévorent eux-mêmes. C’est une boucle morbide.


Orsino et Olivia vivent cloîtrés, bien défendus contre le réel. Un peu comme dans un conte, ils sont ensevelis avec leur suite dans le sommeil. Leurs regards sont tournés à l’intérieur et ils frôlent le réel comme des somnambules. Ils vivent dans leur nuit. La nuit des Rois.


Dans cette nuit, on croise des âmes malades : Orsino, malade de désir, un désir impatient, cruel, sans autre objet que luimême donc ; Olivia malade d’anamour, qui prétend échapper à la nature et la vie ; Malvolio malade d’amour-propre ; Tobie noyé dans l’alcool. Soudain, survient l’objet du désir – juvénile, à la fois homme et femme, Viola et Sébastien – non plus un objet imaginaire, fantasmagorique, mais bien réel celui-là.


Ce qui est si singulier dans la pièce et dans la pensée de Shakespeare, c’est que c’est l’objet qui parcourt, comme à rebours, le chemin vers le désir. Et pour parvenir à déchirer le voile de l’indépassable solitude des êtres, il faut le masque. Il faut la transgression, le renversement. Il faut le carnaval. Viola se grime en Cesario, et c’est sous ce déguisement qu’elle séduit involontairement Olivia ; c’est en montant une petite comédie que Maria attire les regards de Sir Tobie et finalement son amour ; Le fou se déguise en curé pour parler avec Malvolio, rendu fou…


L’objet du désir peut alors s’incarner. Il n’est jamais conforme : le pirate Antonio aime le jeune Sébastien, Olivia s’amourache d’une jeune fille grimée en homme, la jeune Maria aime le vieil alcoolique Tobie…
Ce sont des amours désaccordées, au-delà des genres et des âges. Et c’est ce qui me touche dans la pièce, c’est une musique jouée sur des instruments dissonants, et pourtant elle est si belle. Le désir véritable n’a pas de loi. Il est impossible donc toujours paradoxal, transcendant même.


Je me suis souvent demandé si une relation humaine réelle était possible ou si nous étions condamnés à converser avec nos propres fantasmes, notre propre imaginaire de l’autre. Et peutêtre cette question prend-elle une acuité et une ironie accrues dans notre monde du tout communicant qui paradoxalement peut nous piéger dans des relations stéréotypées, quasi virtuelles. Ce sont ces pensées qui me conduisent à La Nuit des rois. C’est avec la vision lumineuse de Shakespeare que je tente de comprendre cette apparente fatalité de la solitude.
La manière dont on y brocarde l’idéal, dont on s’attaque à la forme, dont on “ corrompt les mots ” comme le dit Feste, est parfaitement jubilatoire.
A chaque fois, les certitudes, l’identité même des personnages se troublent, perdent leur définition. C’est le cas ici pour Viola, travestie en homme, trans-genre, hybride, “ pauvre monstre ” dit-elle d’elle-même, qui va dans ce monde en deuil porter le désordre, faire ressurgir les forces du désir, et ainsi faire naître le théâtre.


J’aimerais faire du plateau “ le périscope de l’âme ” comme le décrit Kafka. Un genre de grand dortoir pris dans un rayon de lune qui s’anime dans la nuit, comme dans un rêve, peuplé d’êtres mélancoliques et drôles… Notre Illyrie, je la situe au bout de la ligne du Transsibérien. Dans une demeure hors d’âge, comme prise dans la glace. Des lits séparés par des paravents, des meubles recouverts de draps, un piano désaccordé…


La musique a une place essentielle dans La Nuit des rois. La pièce débute sur ces vers :
“ Si l’amour se nourrit de musique, jouez donc, Donnez-m’en à l’excès, pour qu’ainsi rassasié
Mon appétit s’écoeure, étouffe et enfin meurt. ”
Elle se conclut sur une chanson du fou. Je veux travailler avec des comédiens musiciens qui donnent vie à cette symphonie intérieure.


La première étape de notre travail sera d’élaborer notre propre traduction ou plus exactement notre version scénique. C’est une démarche nécessaire à mes yeux. Elle nous permet de sortir la pièce de l’Histoire littéraire où on l’enferme et raviver sa véritable nature : une écriture de plateau.


“ Or what you will ” ? “ Ou ce que vous voudrez ” pourvu que ça marche. Pourvu que cela nous indique le chemin vers le jour et la vie. Pourvu que cela nous permette d’échapper à la nuit pleine de rêves, de fantasmes et d’idéaux pour se coltiner le réel à la fois amer et jubilatoire.

Clément Poirée

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