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La Noce chez les fous

mise en scène Isabel Osthues

: Entretien avec Isabel Osthues

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, octobre 2011

Une pièce critique et burlesque
La Noce est une pièce de jeunesse de Brecht, dont la composition remonte à la même époque que la première version de Baal. Le Brecht de cette époque n'est pas encore celui des pièces didactiques. Il est provocateur, insolent, mais surtout burlesque. Son humour se réfère explicitement à celui de Karl Valentin, le grand chansonnier, bavarois comme lui, auquel il était lié d'amitié. Karl Valentin était l'auteur d'un sketch appelé Le Mariage de Karl Valentin, dont il avait même fait un court-métrage en 1913. Selon un procédé qui lui était habituel, Brecht en a repris la structure, adaptant l'humour burlesque de Valentin au sien, complexifiant les personnages, ajoutant son propre point de vue sur le sujet ; mais, en gros, les deux pièces se ressemblent. La thématique qu'elles abordent, et qui sera un fil rouge dans l'oeuvre de Brecht, est celle de la noce ratée. Chez Brecht, on peut s'en douter, il ne s'agit pas que d'une histoire de famille – famille dont on explorerait la psychologie – mais plutôt de la description d'une classe sociale, celle de la petite bourgeoisie. Les invités de cette noce ne font en réalité pas partie de la même famille ; ils incarnent différents visages de ce monde en miniature : un père (celui de la mariée), une mère (celle du marié), une soeur, des amis de la famille et même un intrus qui a réussi à s'immiscer dans ce banquet. Chaque personnage a son propre rôle, et sa propre fonction attachée à ce rôle. Parmi les amis de la famille, il y a par exemple ce couple, marié depuis dix ans, et qui peut préfigurer ce que deviendront plus tard les jeunes époux : la vision est pour le moins funeste ! Il y a cette soeur vieille fille pour qui cette noce est une occasion inespérée de rencontrer enfin un homme, et qui pour cela est prête à tout. Il y a l'ami musicien chargé de mettre de l'ambiance, et qui le fera à sa manière, et le pique-assiette, sorte de passager clandestin venu pour manger et boire aux frais des autres... Dans un premier temps, on a l’impression qu’il s’agit d’une simple pièce burlesque où prime le comique mais, à y regarder de plus près, on en voit toute l’ambigüité, toute l'ambivalence, deux notions caractéristiques de la petite bourgeoisie…


Être et paraître
Ce qui caractérise la petite bourgeoisie, encore aujourd'hui, c'est qu'elle a toujours quelque chose à cacher. Pour elle, la vérité n'existe pas, ne doit pas exister. Tout est question d'apparence. Et l'ambivalence de la structure du texte de Brecht dévoile précisément ces mécanismes de fonctionnement : on fait semblant, on avance masqué, on raconte des histoires drôles qui sont autant de petites piques lancées aux autres, peu à peu, ce qui est anodin devient de plus en plus gênant, la duplicité, l'ambiguïté à la fois sexuelle et morale ressortent des discours, des répliques, jusqu'à tout faire exploser. La morale double, la morale petite bourgeoise, celle du sous-entendu, c'est à cela que s'en prend férocement Brecht dans La Noce ; cette petite bourgeoisie dont le drame est d'être coincée entre deux classes : le prolétariat, au-dessus duquel il faut coûte que coûte s'élever, et la bourgeoisie, dont on subit constamment la pression. Comment se définir dans ces conditions ? L'une des méthodes consiste à abaisser, à humilier, à écraser systématiquement son entourage, et c'est ce qui se passe ici. Cependant, il ne s'agit pas, pour nous, de limiter le propos de Brecht à une description réaliste et historique, mais au contraire de l'universaliser. C'est pourquoi nous avons choisi le titre initial de la pièce, La Noce, et non celui qu'il lui donnera plus tard, La Noce chez les petits bourgeois, lequel, en quelque sorte, limite un peu le champ d’explication. Or cette petite bourgeoisie de l'après Première Guerre mondiale est assez caractéristique de ce que sont encore aujourd'hui certains rapports humains, surtout en temps de crise. Crise des valeurs morales, médiocrité des modèles, besoin de réinventer le monde, de se réinventer soi-même, quête désespérée du bonheur, règne de la concurrence, où tout est une question de rapports de force ; en somme la fable de Brecht est une fable universelle !


Version originale et traduction
La tradition brechtienne est ancienne en France, et il est toujours difficile de savoir à quoi pourraient tenir les différences entre une mise en scène française et une mise en scène allemande d'une de ses pièces. Il se trouve que je suis allemande, et que je suis amenée ici à travailler avec des acteurs français. Le fait de pouvoir aborder le texte dans sa langue originale présente un avantage, celui de pouvoir dénicher partout où ils se cachent les double-sens, les jeux de mots, souvent salaces, du texte, de dégager toutes les parties marquées par des régionalismes (si fréquents en Allemagne), des tournures idiomatiques. En lisant la pièce, il m'est facile de me représenter ces personnages, leurs manières d'être, leurs réactions, ils font partie de ma culture. Et mon travail consiste aussi à faire comprendre ces caractéristiques, ces contenus spécifiques aux comédiens de la troupe, qui sont français, pour qu'ils puissent les adapter aux leurs, les transposer, y inscrire leur propre jeu d'acteur. Il y a peut-être une façon allemande de signifier la différence entre être et paraître, de vouloir être plus que ce qu'on est vraiment, comme ce que font ces petits bourgeois, mais au fond, le désir sous-jacent, la quête d'ascension sociale, la recherche du bonheur, sont une notion commune à tout le monde, qui s'exprime de façon concrète. C'est cette expression que visent la mise en scène et la scénographie.


Trompe-l'oeil et faux-semblants
Pour ne pas tomber dans une représentation naturaliste, nous avons essayé de cerner des éléments qui pouvaient caractériser une certaine époque et d'en dégager les aspects universels. Ainsi, du point de vue de la scénographie, nous sommes partis d'un matériau : le bois brut. Il souligne le fait que le marié a fait tous les meubles du ménage « lui même », mais il permet aussi de souligner l'écart entre être et paraître. En effet, toutes les surfaces de ces meubles, c’est-à-dire les dossiers et les pieds de chaises, les bras des fauteuils sont recouverts d'éléments décoratifs en trompe-l'oeil. Les costumes, eux, sont un clin d'oeil au cinéma muet ; ils cherchent à marquer la gêne financière dans laquelle se trouve cette société miniature tout en rendant compte de l'interpénétration du lieu et des personnages ; ainsi le voile de la mariée est-il un morceau des rideaux qui pendent aux fenêtres. Stéréotypes et archétypes se mêlent, là aussi. Cette société, on l'a dit, a des prétentions ; celles-ci sont aussi d'ordre poétique et musical. Et pour renforcer le rôle de l’ami musicien, j'ai recherché parmi les poèmes de jeunesse de Brecht ceux qui, mis en musique, pourraient être ancrés dans le déroulement de la pièce, et lui faire écho. Il y aura donc un éventail de chansons très varié, allant des chansons grivoises à des couplets plus philosophiques, au contenu plus universel, où il est dit, par exemple, que « qui ne risque rien n'a rien ». Car au fond, aussi féroce soit-elle, cette pièce est peut-être moins pessimiste qu'elle en a l'air. Certes, on y montre comment l'homme est un loup pour l'homme, et d'une façon on ne peut plus comique, mais une fois atteint le stade de la destruction totale, qui nous dit qu'un nouveau départ n'est pas possible pour le couple de jeunes mariés ? Pour eux, il me semble que le ratage de leur noce est en même temps une sorte de libération ; libération de tout ce jeu de cache-cache, de ce maintien pénible (et vain) des apparences. La fin de La Noce est une fin ouverte, ce qui différencie cette pièce des pièces ultérieures de Brecht ; ici, la réponse donnée ne l'est pas d’un point de vue idéologique étroit. La Noce n'en reste pas moins une pièce politique. Au sens ouvert du terme !

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