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La Maison des cerfs

+ d'infos sur le texte de Jan Lauwers traduit par Olivier Taymans
mise en scène Jan Lauwers

: Entretien avec Jan Lauwers

Comment s'est construite la trilogie Sad Face I Happy Face ? Était-elle dans votre esprit dès le départ, il y a cinq ans, au moment de la création de La Chambre d'Isabella ?


Ça a pris forme au fur et à mesure, comme une structure un peu étrange. La Chambre d'Isabella a été un grand succès, et un succès est toujours dangereux. Louise Bourgeois disait : « Le succès corrompt le cerveau », elle n'avait pas tort. Dès Avignon 2004, ce fut un triomphe, puis on a joué plus de deux cents fois cette pièce. Pourtant, c'était quelque chose de très nouveau pour moi, et je n'étais vraiment sûr de rien. Jusqu'à la première, je craignais le pire. Avant, je travaillais aussi avec la narration. Avec La Chambre d’Isabella, j’ai choisi une narration linéaire, une histoire épique. J'ai eu besoin du récit, de la narration, de me faire vraiment écrivain. Quand mon père est mort, cette évidence s'est imposée à moi : il fallait raconter cette histoire. L'histoire était sombre, dure, correspondant à un siècle tragique, mais la forme beaucoup plus joyeuse, c'est ce qui a fait le succès du spectacle. Je crois qu'au bout d'une quinzaine ou vingtaine d'années de travail, un artiste est à la recherche de ce grand récit qui rassemble. Mais cela n'en a pas moins été un choc : le succès est venu avec une expérimentation, avec un spectacle dont je doutais énormément, à un moment où je me sentais fragilisé et où, pourtant, je me montrais à nu.


Ce qui explique que Le Bazar du homard parte dans une toute autre direction ?


Il fallait en quelque sorte détruire le succès de La Chambre d'Isabella. Le Bazar du homard était une sorte de recherche, dans l'adversité, où je plaçais devant moi un certain nombre d'obstacles. La narrativité d'Isabella et sa remise en cause dans Le Bazar ; la linéarité d'Isabella, autour du centre représenté par Viviane De Muynck, et le décentrement ou la fragmentation du Bazar. J'essaye toujours de requestionner un spectacle par le suivant, de composer avec ces énergies différentes.


Comment, alors, ajouter un troisième élément, avec le troisième épisode, La Maison des cerfs ?


Isabella c'est le passé, que je revisite à partir de la mort de mon père ; Le Bazar c'est le futur, que j'envisage comme un rêve noir ; La Maison des cerfs c'est le présent, qui fait irruption à travers un événement privé qui nous a tous bouleversé, la mort de Kerem, journaliste tué au Kosovo, le frère d'une des danseuses de la Needcompany, Tijen Lawton. C’est le point de départ de la représentation : s’engouffre avec cette nouvelle tragique, la violence du monde en guerre, la folie du retour des conflits en Europe, à deux heures d’avion, là où la Needcompany aurait pu s’arrêter, puisque nous avons appris cette nouvelle en pleine tournée. Cet élément déclenche l'histoire. Ce troisième volet boucle donc la boucle : il reprend le même thème — c'est toujours l'humanité face à la mort, face à la perte —, avec une même tonalité : il faut danser avec la mort. La première chanson d'Isabella et la dernière de La Maison des cerfs se répondent, comme dans un cercle musical. La trilogie propose donc la même histoire et la même atmosphère, mais selon trois points de vue décalés.


Qu'est-ce qu'apportent les six heures de la trilogie, par rapport aux trois fois deux heures des spectacles vus séparément ?


On peut voir les trois spectacles séparément, mais les trois ensembles, en six heures, prennent un sens complet. Alors, le public ne peut échapper au contenu profond de l'ensemble : on dépasse le divertissement pour aller vers le lyrisme, l'épique. C'est une humanité épique qui apparaît. Je crois que Le Bazar, par exemple, prend beaucoup plus de relief entouré par les deux autres épisodes, on en saisit alors le sens véritable. Surtout à Avignon, où cette dimension épique trouve beaucoup d'échos, dans l'histoire, celle de la ville comme celle du Festival, dans les pierres, les murs, les attentes du public…


Pour vous cet ensemble est-il lié à Avignon ?


Évidemment ! Isabella et Le Bazar ont été créés ici. On a certes créé la trilogie ailleurs, au Festival de Salzbourg il y a un an, mais je pense que c'est à Avignon qu'elle va prendre tout son sens, avec ce public très spécial et unique qu'on trouve au Festival, curieux, intéressé, prêt à faire débat de tout, immédiatement inflammable… J'espère vraiment que les spectateurs qui ont vu les deux premiers spectacles viendront voir la trilogie.


La Maison des cerfs débute par le collectif, puis intervient la tragédie individuelle… C'est ce contraste qui construit le spectacle?


Le collectif, c'est la troupe en tournée. Le spectacle commence ainsi, avec la vie quotidienne d'un groupe, la Needcompany elle-même, dont le spectacle nous fait partager l'existence, lors d'une de ces tournées qui, cent quarante-six jours par an en moyenne, nous conduit à visiter seize pays différents. Cette vie est faite de répétitions, de représentations en cours, d’improvisations sur le spectacle à venir, mais aussi de tout ce qui traverse un groupe : tensions, amours, disputes, réconciliations, mélancolies, complicités, discussions. Puis Tijen apprend la mort de son frère, et l'individuel intervient, de façon tragique, dure, abrupte. Elle joue elle-même le rôle et montre son chagrin, qui, lui, n'est plus joué même s'il doit se reproduire chaque soir… Elle doit pleurer vraiment, redire les mots de la mort : la réalité fait irruption. Et cela pose tout de suite la question : où en sommes- nous avec la fonction de l'art ? L'art est-il fait pour dire la réalité du monde, la transformer, la faire comprendre ?


D'autant que le frère de Tijen, Kerem – Benoît dans le spectacle – était photographe de guerre, donc se posait évidemment cette question : que faire de la réalité tragique que je photographie ?...


C'est une question qui habite ce spectacle, qui le hante : qui est responsable de la réalité et de sa transmission ? Quelle est la place de l'artiste et du photographe face à la guerre, n'est-il pas un simple voyeur, ou un tricheur, ne profite-t-il pas de la situation ? Comment exercer son art en situation de guerre ? Lire une photo de guerre oblige à se poser toutes ces questions, l'image devient un tissu de contradictions, cela me fascine. Je pense que c'est une question que le théâtre doit poser, avec sa propre artificialité, son art d'illusion. On est dans une représentation de la vie du groupe et l'histoire intervient soudain, ce qui redéfinit le jeu, la représentation elle-même, la met à nu. On comprend alors qu'on ne forme pas vraiment une communauté : on ne vit pas toujours ensemble, tout le monde ne s'entend pas. C'est un collectif, une tribu, certes, mais avec des gens très différents, voilà notre réalité à nous. Pour moi aussi, c'est un défi avec la réalité : j'écris sur la peau de la compagnie, sur la peau du monde.


Comment définiriez-vous ce qu'on voit sur scène, pendant ces six heures ? Du théâtre, de la danse, autre chose ?


C'est une question qu'on m'a beaucoup posée, qui a longtemps énervé la Needcompany, mais qui ne me gêne plus. Au Théâtre de la Ville, pendant dix ans, Gérard Violette nous a programmés comme « danse ». Ensuite, comme « danse/théâtre », puis, à la fin, sur les programmes on est apparu dans la rubrique « théâtre ». Maintenant, on ne met plus rien, tout simplement. C'est une question qu'on ne se pose plus du tout, car si on se case quelque part, c'est toujours la même chose qui se trouve sacrifiée : le texte. Personnellement, si je dois me définir, je me vois désormais comme un écrivain. Les spectacles, depuis quelque temps, partent toujours du texte, du récit, c'est l'ouvre-boîte si vous voulez, ce qui permet d'aller chercher le reste au fond de la boîte. Plus encore, je dirais que le bon mot est « narrateur », parce qu'il est plus modeste. Je suis devenu un narrateur par nécessité, et maintenant je le suis par goût. Longtemps, j'ai été méfiant vis-à-vis de la narration : c'était l'héritage de l'influence de Marcel Duchamp. Je viens de là, de l'art. Mais aujourd'hui j'assume également le côté Disney. Pour moi, c'est en fait le premier choc : à six ans, voir Blanche-Neige au cinéma. Puis, j'ai nié cela : l'art et Duchamp sont passés dessus, l'ont enseveli, l'ont recouvert. Enfin, l'origine revient, mais sans pour autant renier l'art. Je voudrais tenir ensemble Duchamp et Disney. Le problème, cependant, c'est que Disney est devenu la corruption de l'art, Disney, c'est l'art plus l'argent. On peut pourtant retrouver un Disney plus primitif, avant la corruption, avec la mort et le sang. Ça ressemblerait sans doute à un tableau de Rubens, et c'est ce spectacle.


Que signifie le « cerf » pour vous ?


Quand on se promène en forêt et qu'on voit un cerf, soudain, cela donne un coup au coeur, comme un signe d'espoir, comme une bonne nouvelle : on se sent bon, on se sent bien. C'est un petit éclair de bonheur. Mais c'est aussi un bonheur fragile. J'ai vu un documentaire sur les chasseurs de cerfs en Mongolie, juste avant de préparer La Maison des cerfs. Là-bas, les bois des cerfs sont très recherchés : on les coupe, on les pile en poudre, et cela a la réputation d'être un puissant aphrodisiaque. Les images de cerfs sans bois, en sang, errant dans les forêts, m'ont longtemps poursuivi, comme un symbole de l'espoir détruit. C'est par là que cet animal pouvait rejoindre l'histoire qu'on raconte dans La Maison des cerfs, celle de Tijen et de son frère, abattu comme une bête… De plus, depuis une dizaine d'années, le cerf est devenu l'ensemble de la compagnie. La « maison des cerfs », littéralement, c'est la Needcompany elle-même : le spectacle la met en scène comme collectif en tournée, au travail, collectif vivant.


Pourquoi, à certains moments, vos acteurs portent-ils des oreilles de lutin ?


Ce groupe devient une petite tribu de trolls, c'est leur côté Peer Gynt… Je pense qu’ils croient tous encore aux fées. Pour jouer dans mes spectacles, il faut croire à cela.


Tout le monde est quasiment tout le temps sur scène : il y a une véritable énergie collective qui passe dans La Maison des cerfs.


Ce groupe possède un équilibre très fragile. Tout le monde est là, chacun a sa tâche, en même temps il faut conserver cette impression de grande liberté laissée à chaque personne sur scène. Je pense que cette idée est née avec La Chambre d'Isabella où Viviane De Muynck était le monument du spectacle. Le suivant s'est donc construit contre elle : Viviane n'est pas dans Le Bazar du homard. Avec La Maison des cerfs, on retrouve plus de liberté : Viviane revient, mais elle n'est plus le centre, elle fait partie du groupe. Je ne voulais pas réécrire un spectacle pour elle afin de donner plus de liberté à tous les autres.


D'ailleurs, dans le générique du spectacle, la chorégraphie est créditée à l'« ensemble »…


Oui, c'est un symbole fort : chaque personne de la compagnie a droit à la création, et mon travail consiste d'abord à composer avec tout cela, toutes ces énergies, comme un entraîneur de football ou un chef d'orchestre.


Comment travaillez-vous avec votre compagnie ?


Je m'isole, j'écris tout seul un texte pendant deux à trois mois. Puis nous nous retrouvons tous ensemble à la Neepcompany, autour de la table. C'est le moment du risque maximum pour moi, car je leur demande d'être très durs avec ce texte : la critique est ouverte. J'intègre ce qu'ils me disent au moment de la mise en scène, comme un jeu d'équilibre entre mon texte et leurs propositions. Je me définis comme un « écrivain », un « narrateur », mais aussi comme un « équilibriste », à la fois psychologiquement, esthétiquement, narrativement…


À la fin du spectacle, et donc de la trilogie, on voit une montagne de cerfs : toutes les sculptures s'entassent les unes sur les autres…


On pourrait dire que ces six heures ne visent qu'à cela : construire une montagne avec tous les objets, les sculptures, les statuettes, des trois spectacles, comme une oeuvre d'art autonome. Quand elle est achevée, tout le monde s'en va et se disperse. On pourrait poser mille questions à cette grande sculpture, et c'est mon objectif, d'une certaine manière : quand le spectateur quitte la salle avec mille questions en tête, je suis satisfait.


Propos recueillis par Antoine de Baecque

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