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La Lune est en Amazonie

Heidi Abderhalden ( Conception ) , Rolf Abderhalden ( Conception )


: « Notre militantisme est d’abord poétique. »

Entretien avec Mapa Teatro

Dans quelles conditions avez-vous créé et répété La Lune est en Amazonie ?


Il y a eu plusieurs temps. Banalement et comme sur le reste de la planète, nous avons connu un confine- ment strict, qui a laissé la Colombie déstabilisée et appauvrie d’un point de vue économique, social et politique. Mais le moment le plus brutal a été le mois de mai 2021 avec une grève générale, des manifes- tations massives et une explosion de violence sans précédent dans l’ensemble du pays. Les statistiques des agressions contre les manifestants, de la part de l’État mais aussi d’autres forces et intérêts non officiels, n’incitent pas à l’optimisme. Ce panorama de violence affecte sans aucun doute notre façon d’être au monde, et par conséquent le sens de notre travail.


Quelles ont été les étapes du projet ?


Notre réflexion est née d’une information glanée par hasard dans la presse locale : la découverte d’une communauté de l’Amazonie colombienne qui avait fait le choix de l’auto-isolement. Si nous nous sommes in- téressés aux isolés volontaires, ce n’est pas dans une perspective anthropologique, mais parce qu’accéder à cette posture existentielle que nous souhaitons faire ressentir est aussi un accès à la forêt amazonienne. Nous avons appris que 65,8 % de la plus grande forêt tropicale du monde est soumise à un type d’activité d’origine humaine : construction de routes, extraction de pétrole, mines légales ou illégales, projets hy- dro-électriques, activité agricole, exploitation du bois et plantations illicites. Notre première expérience de l’isolement s’est faite au travers de ces communautés hors contact, et voilà qu’en 2020 nous nous sommes retrouvés nous-mêmes soumis à un isolement imposé par la pandémie globale.


Vous travailliez sur l’isolement et vous vous êtes retrouvés isolés...


Drôle de coïncidence, oui ! Certains indiens d’Amazonie ont fait le choix d’éviter tout contact avec d’autres êtres humains, comme un acte de résistance et de survie face à la spoliation et la réduction systématique de leur espace de vie, à leur extermination en tant qu’individus et à l’anéantissement de leur culture et de leur manière de voir le monde. Avec le confinement, ce qui avait l’air d’être un objet d’étude s’est transformé en expérience directe. Pendant cette année d’isolement, les incendies, la destruction de l’Amazonie, la déforestation se sont poursuivis. Et rien ne semble mettre un frein à cette destruction, pas même une pandémie.


Vous disiez ne pas vous inscrire dans une démarche anthropologique ?


Non, notre domaine, c’est l’ethno-fiction. Quand nous avons reçu la médaille Goethe à Weimar en 2018, nous avons rencontré Davi Kopenawa, le shaman et porte-parole du peuple Yanomami, qui était avec la photographe Claudia Andujar pour recevoir aussi la médaille. Les conversations avec Davi, la lecture de son livre, les jours passés avec lui, la rencontre avec des membres de l’association Survival qui font un travail incroyable de protection des peuples indiens, tout cela nous a permis de recueillir des informations sur les peuples isolés. En Amazonie, où règne une grande violence et où les communautés n’hésitent pas à s’engager dans une mobilisation politique organisée, tournée vers l’extérieur, il est paradoxal qu’existent d’autres façons de résister, telles que l’auto-isolement volontaire, le refus de tout contact.


Ethno-fiction : c’est un terme que vous revendiquez volontiers...


C’est chez le réalisateur et ethnologue Jean Rouch que nous avons trouvé cette notion qui nous a beau- coup inspirés et que nous avons d’une certaine façon utilisée pour sortir du cadre trop étroit du théâtre documentaire dans lequel on voulait à tout prix nous ranger. L’ethno-fiction nous a permis de libérer notre imaginaire. Mais aujourd’hui, nous sommes sur un autre terrain, nous nous intéressons à un autre type de violence : l’Amazonie, la nature, la crise écolo- gique qui nous oblige à changer encore notre façon d’aborder les choses. Ce que nous fictionnalisons, ce n’est pas une façon de vivre, c’est notre propre regard sur l’existence de ces modes de vie et de résistance. Nous avons commencé à travailler, puis nous avons dû nous arrêter brutalement, et nous nous sommes éloignés de plus en plus du projet initial, alors même qu’il y avait de plus en plus de coïncidences. Mais notre propre fiction avait changé. Alors nous sommes repartis de zéro, ou presque.


À partir de faits, de documents et de positions presque militantes, vous arrivez à créer des spectacles où c’est la poésie qui prime...


Depuis le début de notre travail, nous sommes dans une sorte de rébellion contre des manifestations idéo- logiques et des pratiques artistiques qui ne nous conviennent pas. Ce n’est pas du tout un refus de l’engagement, mais notre militantisme est d’abord poétique. Défendre et imaginer une poésie politique. Pasolini a été une autre de nos sources d’inspira- tion ! Mais si l’expression théâtre documentaire nous semble réductrice, c’est aussi que nous faisons de moins en moins de « théâtre » : nous sommes de plus en plus transversaux, dans la recherche d’un langage qui n’est pas seulement transdisciplinaire mais transgenre dans sa forme même.


« Deux cartographes colombo-suisses ont commencé à dessiner une carte il y a de cela trente-trois ans, sans savoir quelle en serait la forme, combien de temps cela leur prendrait et quel espace il leur faudrait pour la dessiner. » Voilà comment vous vous présentiez il y a quelque temps. En quoi ce spectacle vient-il compléter cette cartographie poétique et théâtrale ?


Ce dernier geste de la cartographie poétique et théâtrale dessinée par le Mapa Teatro trente-cinq ans après sa fondation est une façon d’honorer notre dette à l’égard de tous ces peuples qui vivent aujourd’hui en isolement dans la région amazonienne pour se protéger non seulement des maladies des « autres » et des effets toxiques de la mondialisation mais, surtout, du virus prédateur dont une grande partie de l’espèce humaine est porteuse.


  • Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot
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