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: Entretien avec Krzysztof Warlikowski

La pièce intitulée La Fin va parler de vous ?


Krzysztof Warlikowski : Dans une certaine mesure, oui.


Cela fait un certain temps que vous parlez de vous-même dans vos spectacles. Nous en sommes à quel chapitre aujourd’hui?


Un chapitre qui reflète le passé. Le milieu de ma vie, quand je suis devenu metteur en scène, quand j’ai commencé à faire surgir intensément des natures mortes en moi-même. Actuellement j’éprouve quelque chose que j’appelle « la première prémonition de la fin » et en même temps je suis encore une personne que j’aurais pu être si je n’avais pas échappé à Szczecin. Après(A)pollonia j’ai eu du mal à trouver une nouvelle matière sur laquelle je pourrais vouloir travailler. J’ai recouru à l’auto-analyse et dégagé certains traits qui m’ont conduit à trois textes sur lesquels La Fin se fonde.
Le premier est un scénario, jamais produit, de Bernard-Marie Koltès, Nickel Stuff. Koltès y parle d’un homme qui, tout comme moi, est né au mauvais endroit. Tony, le personnage principal, correspond à mon enfance et à ma jeunesse à Szczecin. Il travaille dans un supermarché et gagne des concours de danse. Voilà son contact avec l’art. Je me suis souvenu de mes premières années, de mes parents qui rêvaient de me voir devenir un chauffeur de poids lourds, voyageant dans de nombreux pays. Ils croyaient que ce serait là une vie formidable. Ce destin – cette menace inaccomplie – vit encore en moi.
Le deuxième texte est Le Procès de Kafka et ses quelques pages sur Le Chasseur Gracchus. Ces textes correspondent à la période de ma vie où je devenais metteur en scène. Notre histoire commence à l’envers.
Le moment-carrefour de notre spectacle est un moment de réveil ou de rêve éveillé, celui où Joseph K. apprend son arrestation. Kafka a écrit Le Procès contre lui-même alors qu’il était persécuté par son sentiment croissant de culpabilité. L’histoire nous montre un homme innocent qui ne comprend rien de ce dont on essaie de le convaincre. Ce sentiment d’innocence face à la dégénérescence du monde, à laquelle on est livré sans défense, je l’ai moi-même éprouvé. En même temps, je me rends compte qu’au fond, toute situation, tout sentiment d’autosatisfaction s’accompagnent de culpabilité.
Kafka s’est aperçu que la tuberculose était un bon moyen d’éviter le mariage et de se retrouver pris dans les filets d’une vie à laquelle il ne voulait pas être confronté. Sa culpabilité doit l’avoir torturé. Elle concernait son père, les femmes. Dans (A)pollonia j’ai aussi creusé un problème de culpabilité à l’égard des femmes, exploré la complication des rapports entre hommes et femmes. Je me demande encore dans quelle mesure ce complexe me concerne. Ce doit être le cas, puisque quelque chose m’a attiré vers ce texte.


(A)pollonia se conclut sur un extrait d’Elizabeth Costello, le roman de J. M. Coetzee. Est-ce que La Fin va repartir du point où votre dernier spectacle s’achevait ?


Dans une certaine mesure, oui. (A)pollonia est encore proche dans le temps, toutes ces réalités se superposent. Elizabeth est une écrivain, une artiste. Dans ce spectacle, elle soulève une question qui porte sur la responsabilité de l’artiste – et nous parle de l’angoisse qu’on éprouve à errer aux abords de la porte qui nous cache l’invisible. Un tel personnage témoigne de la lucidité d’un être humain qui doit sa maturité à l’art, lequel à son tour l’a délivré de la peur du réel. Pour moi – comme pour le protagoniste de Koltès – la réalité était affreuse, me forçait à m’en évader dans mes fictions, dans ma manière de parler d’elle. Coetzee, tout en se riant de lui-même en tant qu’auteur, choisit une femme pour devenir son alter ego. Cet artiste vénérable, en pleine maturité, cette autorité mondiale qui pendant sa visite en Pologne n’a rencontré que Kapuscinski, s’est mis un costume, un peu de rouge à lèvres et est devenu Elizabeth Costello. Grâce à cette mascarade il ose créer cet extrême coup d’éclat artistique – une vision de sa fin, ou la fin de quiconque. Il doit avoir supposé qu’une femme peut souffrir cette dérision alors que les hommes ne le pourraient pas. Coetzee a même pris le risque de jeter un coup d’oeil au-delà du seuil. Costello nous dit que la lumière est brillante, sans plus – ce n’est pas la lumière que Dante a vue au Paradis. Je promets que dans ce spectacle je m’arrêterai en-deçà du seuil, je n’irai pas plus loin. (…)


Le théâtre, l’art et son illusion, sont-ils la seule vraie possibilité de sortir de la cage de la vie ?


Ce n’est pas une nouveauté. Je parle seulement du caractère inévitable de cette réflexion. À qui avons-nous donné le prix Nobel au cours du XXe siècle ? À des auteurs qui décrivent des mondes en voie de disparition. Pour un monde juif disparu, nous avons donné le Nobel à Singer. Pour un monde blanc disparu, celui où le latin et le grec étaient enseignés en Afrique du Sud, nous avons donné le prix à Coetzee, qui a consigné ce monde par écrit. Beaucoup de mondes ont ainsi disparu, et c’est peut-être là l’héritage le plus important du XXe siècle. (…)


Propos recueillis par Katarzyna JanowskaPrzekrój n° 39, 28 septembre 2010

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