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La Fausse suivante

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Jérémy Ridel

: Présentation

La Fausse Suivante raconte l’expérience singulière d’une femme qui se transforme en homme pour mettre à l’épreuve son prétendant. Lassée de l’incertitude, pleine de doute et de suspicion, elle franchit les limites de son sexe, elle se libère et s’aliène en même temps. Mais le chemin que prend le Chevalier, dont on ne connaît d’ailleurs pas le prénom, dernier marqueur d’un genre qui ne lui appartient plus, est une tentative de libération. Jeune fille à marier, elle est l’objet d’un accord entre d’autres hommes, le prix d’un marché, une monnaie comme une autre. Plutôt que d’attendre, de se laisser faire, de se laisser prendre, elle se libère, même temporairement, de sa condition pour faire face.


Cette voie, n’est pas sans embûche. Elle n’est pas sans prix. Le chevalier ne se grime pas, elle ne se maquille pas, elle se tord, elle se plie et se replie, elle se transforme pour devenir, non pas un homme, mais un être qui transcende son genre, un homme qui est une femme, une femme qui est un homme. Elle déjoue les jeux de pouvoir qui se sont installés entre les hommes et les femmes, les désirs et envies qui sont projetés sur elle. En troublant son genre, elle trouble ceux qui l’entourent.


Les différents combats menés dans les années 50, 60 ou 70, menées d’ailleurs encore aujourd’hui ont massivement amélioré la condition des minorités. Ils ont permis à ceux qui n’avaient pas de visages, d’avoir une voix. Mais les normes et les aliénations liées à l’appartenance à ces minorités n’ont pas disparu, elles ont changé d’armes et de processus. Les corps ne sont plus cachés, ils sont exhibés pour rappeler ce qu’ils doivent être. Le genre ne s’est pas troublé, il s’est agrandi. Il est toujours un lieu de lutte et de contrôle, il l’est d’autant plus qu’il est un endroit de marketing de premier choix. Aujourd’hui, un corps n’est pas, il devrait être, il peut être. Être plus beau, plus fort, plus résistant, plus sains ou plus grand. Ces outils marketing se basant justement sur l’obsession des êtres à correspondre aux normes que représentent leurs genres. Il ne faut pas être une femme, il faut être LA femme, L’homme. Le marché crée un état constant de fragilité des corps, un état d’incomplétude.


Cette fragilité est au cœur de la fausse suivante selon moi. Et elle est double. C’est d’abord celle d’où le Chevalier vient, celui d’un corps et d’un genre qui norme sa vie en dehors de sa volonté, celle qui fait d’elle un objet, celui de sa famille, celui de sa propre richesse. C’est la fragilité de Lelio, celui qui semble être le maître du stratagème, mais qui n’est en fait que la victime de ses propres désirs, de ses propres besoins, de la volonté légitime de s’élever socialement, de se mettre à l’abri de besoin. C’est celle enfin de la comtesse, objet de désir de l’autre, corps déshumanisé. Sous cette lumière, le travestissement du Chevalier devient une lutte, un combat contre elle-même, contre son corps. Mais cette lutte est celle d’une génération entière dont les corps sont soumis à des pressions marketing toujours plus forte. Ces corps fragiles sont d’abord les nôtres.


« Je voudrais ici poser une question normative relativement simple que je formulerai ainsi : que se passe-t-il si l’on « défait » les conceptions normatives et restrictives de la vie sexuelle et genrée ? Il peut arriver qu’une conception normative du genre « défasse », «déconstruise», la « personne ». Il peut aussi arriver qu’en déconstruisant une norme restrictive, on dé- construise du même coup une conception identitaire préalable, pour tout simplement inaugurer une nouvelle identité dont le but sera de s’assurer une meilleure viabilité. »
Judith Butler


Nos corps, nous allons les jeter au centre de la scène, les lâcher, les malmener, les violenter, comme nous sommes jetés, lâchés, malmenés, violentés.


L’écriture de Marivaux est pour cela exemplaire. Ce qui se cache derrière les perruques, le talc et la poussière est terrifiant. C’est la violence que suscite l’acte émancipatoire, c’est la solitude qui survient une fois la liberté trouvée. Marivaux contient cela en lui. Pour le trouver, il faut y aller à la hache, au bulldozer. Il faut briser l’écorce. De la dramaturgie à coup de burin.


Pour cela, il faut réduire le texte et la narration à son strict nécessaire. Il faut les distiller pour les réduire à un corps nerveux. Ce sont ces nerfs, cette chair que je veux montrer sur scène. Pour cela, je m’attache à organiser sur la scène une entreprise d’exposition. Je m’efforce de réduire le champ du visible à l’expérience de cette exposition poussée à son extrême, vécu comme l’exploration des affects et des désirs d’un personnage. Je tente de créer une frontalité qui puisse cartographier les corps et les pulsions qui les habitent.


Dans cette frontalité, je construis un rythme. Je découpe la parole en des moments de débit extrêmement rapide, où les personnages se jettent dans leurs propres paroles, atteins par l’urgence de leurs conditions et de leurs situations, et des moments de grands silences, où ces mêmes personnages encaissent la violence dont ils sont victimes. La rapidité du débit, entrecoupé de grands moments de silences, nous permet de suivre à la trace les désirs et pulsions des personnages.


Dans cette frontalité, je cherche aussi la nudité du personnage, son exposition. Elle me permet de dévoiler dans sa complexité la pensée, les affects, le cheminement d’un personnage. Cette nudité est violente pour l’acteur, incapable de se cacher ou de s’accrocher à quoi que se soit, n’ayant à son bras que son jeu, et pour le spectateur devenu voyeur d’entrailles, de cerveau et d’hormones.


Je cherche enfin à montrer l’extrême solitude dont souffrent les personnages. Leur profonde incapacité à se toucher ou à se parler. Cette frontalité me permet de montrer des être immobile, enfoui dans leurs propres egos.


La scénographie et la création lumières accompagnent cette frontalité. La scène est vide et recouverte de confetti métallisé couleur rouge sang. Ces confettis, signe d’une fêtes déjà fini, d’une fin de soirée ou les masques et le maquillage s’estompent petit à petit. Le vide de la scène, éclairé dans sa globalité, raconte l’absence d’illusion, le caractère irrépressible de la réalité.
Il y a dans la fausse suivante une énergie vitale incroyable. Le chevalier est habité par une nécessité de vivre que je trouve bouleversante. Nous ne pouvons pas comprendre cette force si nous faisons l’économie de la violence, des humiliations qui la rendent nécessaire. Parce que nous vivons ces humiliations, chacun à notre niveau, parce que nous connaissons cette violence, voir cette force à l’œuvre est une belle leçon.


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Jérémy Ridel

2014

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