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La Cerisaie


: Un théâtre en continuelle friction avec la vie

par Clément Hervieu-Léger

Avant d’arriver à Tchekhov, il m’a fallu faire quelques détours, notamment chez Molière ou chez Goldoni. Comme eux, Tchekhov est un auteur qui interroge la notion même de genre : comédie, tragédie, drame...
Difficile à dire. Il a beau nommer ses pièces « comédies », il est impossible de les monter comme telles. C’est exactement la même chose pour Le Misanthrope ou Une des dernières soirées de carnaval. J’aime ces pièces qui nous interdisent de nous conformer à des règles ou à des codes de jeu préétablis.
Si Tchekhov refuse de se plier à un genre, c’est que son théâtre se veut l’expression d’une vérité. Cette quête du vrai, partagée avec Goldoni et Molière, passe pour ces trois auteurs, à des époques différentes, par la question du naturel.
Comment être naturel au théâtre ? Autrement dit, comment faire en sorte que les acteurs se rapprochent le plus possible de leur personnage ? Ou inversement, car je n’ai toujours pas compris dans quel sens se fait le chemin. Est-ce l’acteur qui va vers son rôle ? Ou est-ce le rôle qui vient à lui ? C’est là le mystère de l’incarnation et je ne suis pas certain qu’il faille y chercher une réponse.
En traquant le naturel, ce qui ne veut pas dire le naturalisme, Tchekhov construit un théâtre en continuelle friction avec la vie. Médecin, il ne cesse de nous parler de nous dans une langue qu’il veut claire et commune. Ainsi Gorki écrivait à Tchekhov en 1900 « Sur ce sentier-là personne ne peut aller plus loin que vous, personne ne peut écrire aussi simplement sur d’aussi simples choses. (...) Simple, c’est-à-dire vrai. » Ici, la parole de chacun compte à valeur égale. Ce faisant, Tchekhov s’attache à dépeindre le groupe avec un regard sociologique d’une rare acuité. C’est ce que le metteur scène Peter Stein définira comme « l’écriture démocratique ».
À nous donc d’embrasser cette simplicité du verbe voulue par l’auteur.
À nous d’aborder La Cerisaie avec une soumission absolue au texte mais sans jamais en faire une langue précieuse ni ampoulée. C’est cette volonté qui m’a poussé, sans hésitation, à faire le choix de la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan.
La Cerisaie est la dernière pièce écrite par Tchekhov. Il mettra trois ans pour l’achever et mourra trois mois plus tard. Les dernières pièces ont toujours un goût particulier. Sans doute parce que nous nous plaisons à les lire comme de véritables testaments. Dans le cas de La Cerisaie, il ne fait aucun doute que Tchekhov y met à la fois tout son savoir d’auteur dramatique reconnu et toute son expérience de médecin, à cette heure qui voit naître en Europe les prémices de la psychanalyse.
Il y met également son rapport à l’Histoire. Pour lui l’histoire de l’humanité a une logique qui nous échappe comme la neige qui tombe. L’Histoire est une catastrophe que nous nous efforçons de vivre le mieux possible moralement. Enfin, il y met ses souvenirs, lui dont le grand-père était serf, et dont la maison d’enfance à Taganrog a été rachetée par un riche homme d’affaires afin d’être rasée.
J’aime le théâtre fait de souvenirs. Ceux de l’auteur. Les nôtres. J’aime ces pièces testamentaires, non pas parce qu’elles nous obligeraient à une lecture quasi biographique, mais parce qu’elles nous interdisent de faire l’économie de nous-mêmes. Je crois qu’on ne peut ni jouer, ni mettre en scène ces pièces, si l’on n’accepte pas de se raconter un peu. Il faut « mettre de soi ». Ainsi La Cerisaie, sous couvert d’élégance, est une pièce très impudique pour les comédiennes et les comédiens qui l’interprètent. Elle l’est aussi pour le metteur en scène.
Chacun a sa cerisaie.
J’ai la chance de savoir ce qu’est une maison de famille. Une vaste maison avec de nombreuses chambres dont celle des enfants. Une maison qui devient votre paysage intime, votre jardin secret, et avec laquelle vous entretenez un rapport viscéral, physique. Partir serait s’arracher. Une maison comme un parent.
Et puis j’ai la chance d’appartenir à ce théâtre, la Comédie-Française, que nous appelons si souvent « la maison ». Un de ces lieux qui vous rappelle sans cesse que vous n’êtes que de passage. Dans cette période si troublée où il a fallu se battre pour continuer à faire du théâtre, où nous avons répété des jours entiers dans une salle qui le soir restait désespérément vide de spectateurs, cette maison m’est apparue plus que jamais comme une autre cerisaie : notre cerisaie.
La Cerisaie est la seule pièce de Tchekhov dont le titre corresponde à un lieu, quand presque toutes les autres portent le nom de personnages. Le rôle principal de La Cerisaie est un lieu.
Dans La Poétique de l'espace, Gaston Bachelard écrit : « La maison est notre coin du monde. Elle est (...) notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. (...) Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent et gardent les trésors des jours anciens. Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l'Enfance Immobile (...). Nous nous réconfortons en revivant des souvenirs de protection. Quelque chose de fermé doit garder les souvenirs en leur laissant leurs valeurs d’images. »
L’enjeu scénographique réside dans la nécessité de faire exister sensiblement cette cerisaie. C’est ce qui nous a poussés avec Aurélie Maestre à nous attacher tout particulièrement à cette chambre d’enfant qui ouvre et ferme le spectacle. C’est de là que tout part. C’est là que tout se crée : l’espace et le temps.
Car La Cerisaie est une pièce sur le temps. Elle est, en cela, une parabole du théâtre lui-même. L’essence du théâtre n’est-elle pas, en effet, d’inventer un temps pluriel qui n’appartient qu’à lui ? Un temps discontinu, qui s’étire ou s’accélère au rythme de notre propre cœur. Un temps qui sache saisir la fugacité de l’instant tout en nous inscrivant dans une Histoire qui nous dépasse. Avec Caroline de Vivaise, nous ne voulions pas que les costumes datent l’action de manière précise. Nous avons choisi d’inventer un entre-deux, un « en ce temps-là » que chaque spectateur puisse s’approprier de manière personnelle.
C’est la multiplicité des rapports à cette maison et au temps qui passe qui fait toute la singularité de la pièce. Chaque personnage a son secret. Chaque comédienne et chaque comédien également. À eux de rendre tangible leur propre rapport aux murs, aux tableaux, au mobilier, à l’odeur de l’été, à cette vie qui revient après cinq ans d’absence de Lioubov et la mort de son fils Gricha, noyé dans la rivière.
La Cerisaie nous raconte la fin d’une époque. Dans une Russie en plein bouleversement, après l’abolition du servage en 1861 par le Tsar Alexandre II et à la veille de la révolution de 1905, Tchekhov nous parle de cette classe aristocratique qui refuse de regarder son avenir en face mais qui se retrouve, malgré elle, confrontée à la nouvelle donne socio- politique du pays. La force de Tchekhov est d’évoquer plus que de convoquer, s’attachant à ce que Vladimir Jankélévitch définissait comme « le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien », ces petites choses où se nichent l’air de rien des enjeux métaphysiques bien plus grands : un mouchoir oublié, la recette des cerises à l’eau-de-vie, les accords de l’orchestre juif... Dire fait revivre. Et c’est la nostalgie qui nous submerge.


  • Clément Hervieu-Léger, pour le programme de salle
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