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La Cerisaie

mise en scène Tiago Rodrigues

: Entretien avec Tiago Rodrigues

Propos recueillis par Francis Cossu

Pourquoi monter La Cerisaie, le dernier drame d’Anton Tchekhov, créé en 1904 au Théâtre d’art de Moscou ? En quoi cette pièce, qui mélange les genres et les temporalités, parle-t-elle à notre époque ?


Tiago Rodrigues : Tous mes projets naissent de rencontres avec des personnes. Pour La Cerisaie, tout a commencé à Lisbonne par une conversation avec Isabelle Huppert.
Nous nous connaissions depuis peu, mais une envie commune de travailler ensemble s’est nouée rapidement. Je cherchais à mettre en scène un texte existant, ce qui n’est pas ma pratique car le plus souvent j’écris mes pièces. Je lui ai parlé de Tchekhov, qu’elle n’avait à ma grande surprise jamais joué. La Cerisaie est apparue comme l’œuvre la plus pertinente pour parler de notre époque, et la complexité du personnage de Lioubov convenait parfaitement à Isabelle Huppert.
Lioubov Andréïevna Ranevskaïa est une héroïne tragique dans un drame comique. Comme les grands personnages tragiques, elle n’a plus « aucun espoir à espérer » alors que les autres personnages en sont encore nourris. Tous ne savent pas encore ce qui va se passer, mais ils comprennent que les années qui s’annoncent seront très différentes de celles qu’ils ont toujours connues. Ils pensent qu’ils peuvent encore être sauvés. Mais pas Lioubov. Absolument radicale dans sa nostalgie, dans sa mélancolie, elle maintient sa position tout au long de la pièce qu’elle traverse et fait ses adieux à son enfance, à son époque, au monde. Je crois même qu’à sa façon de survoler les événements, avec cette aliénation propre aux héroïnes tragiques, elle sait déjà tout de la pièce qu’elle habite. Lioubov sait que le dénouement est inévitable, comme si elle avait épié ce qu’écrivait Tchekhov par-dessus son épaule.
Les autres protagonistes, eux, sont encore pétris de contradictions, de doutes. Ils vivent une époque confuse, en pleine mutation, qui va précipiter l’ancien monde féodal dans la société moderne, forcément capitaliste et, un jour peut-être, démocratique.
En 2018, j’aurais très probablement eu une autre lecture de la pièce. Maintenant, elle me sert à parler de la confusion des esprits face à l’incertitude de l’avenir, face à ce mélange de cruauté et de violence, d’espoir et de beauté, qui sont au cœur des grands changements historiques que vivent les personnages ce qui, selon moi, est le sujet principal de la pièce. Monter La Cerisaie, c’est parler de femmes et d’hommes persuadés de vivre ce qui n’a jamais été vécu. C’est traiter un moment historique inédit. C’est aborder les douleurs et les espérances d’un monde nouveau, que personne ne peut encore comprendre.


Chacune de vos mises en scène invite à nous débarrasser de nos habitudes théâtrales. Ici vous nous proposez de regarder ailleurs en brisant le quatrième mur. De ce point de vue, le réalisme ne vous attire pas...


Le réalisme n’est pas ma religion, mais donne des cadres ! Il m’intéresse parfois dans le jeu des comédiens qui disposent de nombreux outils réalistes comme la psychologie ou l’illusion. Du point de vue de la mise en scène, je ne le pratique pas parce que mon amour du texte vient de sa poésie et de son lyrisme. Retirer la convention réaliste comme moyen de mettre en scène Tchekhov est une façon d’aller à la vitalité du texte. Comme ce refus du quatrième mur, c’est un choix esthétique et politique. Parfois les conventions assignées par l’histoire du théâtre à des textes ou des genres les tuent plus qu’elles ne les font vivre. Je n’ai pas de règles de mise en scène car je refuse la prison esthétique. Je préfère de loin les inventer avec mes équipes en fonction d’un sujet et crée les conditions de jeu les plus libres possibles.
Je travaille principalement à partir des initiatives des comédiens, en essayant de promouvoir un débat pour harmoniser les propositions de tous. Cette recherche de liberté se traduit également dans la scénographie. Elle a un pouvoir d’évocation plutôt que d’illustration. Nous n’avons pas traduit physiquement les espaces décrits par Tchekhov. Cela permet aux acteurs d’activer le texte pour convoquer quelque chose qui n’est pas là. C’est une façon de donner plus de puissance à l’auteur sans nécessairement lui obéir.


Si La Cerisaie est écrite en russe, à partir de quelle traduction avez-vous travaillé en tant que metteur en scène portugais parlant très bien le français ? Sur quel tempo allez-vous la faire jouer ?


Nous avons travaillé à partir de la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, qui est une partition pour la scène. Elle est un rêve de jeu, une incarnation des mots de Tchekhov qui propose plus de liberté formelle aux comédiens. Elle m’intéresse d’autant plus que j’ai travaillé avec une certaine liberté narrative. Je n’ai pas cherché à bien mettre en scène La Cerisaie, même si je sais que c’est presque un blasphème de dire ça ! Concrètement, La Cerisaie est une polyphonie complexe et élaborée. On dit souvent que cette pièce est chorale. Mais Tchekhov a construit une choralité tout à fait particulière et subtile. Tout se passe comme si chaque chanteur du chœur interprétait son propre solo et que ces solos réunis produisaient le chœur. Je pense d’ailleurs que chaque solo doit être joué à pleine puissance pour que le chœur fonctionne. La distribution reprend cette idée de vivacité, de diversité des voix. Elle résonne à travers la diversité culturelle des comédiens et musiciens réunis autour d’Isabelle Huppert.
Des acteurs d’âges, de pays, de pratiques différents. Formellement, la pièce est découpée en actes encadrés par des didascalies mais dépourvus de scènes. Chaque acte est constitué d’une succession confuse d’événements qui pourraient se dérouler à peu près en même temps. Cela m’a permis de sortir parfois de la stricte chronologie textuelle afin de mieux parler de la vitesse avec laquelle le monde change dans cette pièce. Nous avons donc travaillé à partir d’instabilité associée à un mouvement perpétuel, de cette idée d’un temps qui échappe, qui ne permet pas de trouver de solution. J’ai toujours pensé que La Cerisaie parlait de la fin. D’abord en tant que lecteur, étudiant de théâtre, puis en tant qu’artiste, j’ai toujours considéré la dernière pièce de Tchekhov comme une œuvre sur la fin des choses, la mort, les adieux.
J’avais tort. La Cerisaie est une pièce sur la fin d’un monde, mais la fin suppose de nouveaux débuts.


  • Propos recueillis par Francis Cossu en février 2021 pour le Festival d'Avignon
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