: Autour de la Cantatrice...
Au début de 1950, avec unes perspicacité peu commune, Nicolas Bataille décide de représenter un texte
que Ionesco vient de lui porter, plus tard appelé La Cantatrice chauve dont Beckett, un jour, dit à Roger
Kempf qu’il y discerne un peu de génie. Tout y est subverti : l’espace, le temps, la parole, les personnages.
Et le miracle, c’est qu’une plénitude de sens jaillit de cette mise à sac universelle. Rien, dans ce discours
chambardé, qui trafique avec le vide. A réconforter des mots exténués il s’affaire. Quand le capitaine des
pompiers, égaré dans son récit labyrinthique, déclare tout d’un coup, comme illuminé par une évidence,
que "La fille d’un sincère patriote élevée dans le désir de faire fortune épousa un chasseur qui avait connu Rothschild", cette irruption du repère dans le désordre et du social dans l’incongru réaménage la narration.
L’absurde est entamé par le vécu. Partiellement, le dialogue des Martin, mari et femme, impuissants à
s’identifier dans le train où ils sont face à face, ne relève en aucun cas d’un divertissement postdadaïste un
peu ringard : c’est la tragédie quotidienne de la communication impossible, à la fin restaurée par l’humour.
De celui-ci, en 1984 la civilisation glaciaire ayant réussi à éteindre les derniers feux, Elisabeth et Donald ne
seraient plus parvenus à se reconnaître. Constatez la froideur des témoins s’il vous arrive, comme à moimême,
de leur faire part avec enthousiasme, au restaurant, sur un quai de métro, dans la foule
quelconque, de ressemblance soudainement décelée entre un visage anonyme et une personne familière.
L’impatience de mes interlocuteurs est à son comble quand mes rapprochements sollicitent des modèles
culturels. J’aperçois fréquemment dans la rue des Carpaccio ou des Ingres, des Caravage ou des Baldung
Grien, ceux-ci plus spécialement dans mon Alsace natale. Ce n’est pas que les gens très sérieux auxquels j’ai
l’imprudence de confier ces trouvailles m’imputent une débilité particulière. Ils enragent plutôt de ne
pouvoir me suivre sur ces terrains mal tracés où le réel et l’imaginaire jouent à cache-cache, où le mythe
inscrit dans le monde la fiction et le bonheur.
Jean-Paul Aron
Les Modernes
"La Cantatrice chauve est la seule de mes pièces considérée par la critique comme « purement comique ».
L’insolite ne peut surgir, à mon avis, que du plus terne, du plus quelconque quotidien (…).
Sentir l’absurdité du quotidien et du langage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoir dépassée ; pour la
dépasser, il faut d’abord s’y enfoncer. Le comique c’est de l’insolite pur ; rien ne me paraît plus surprenant
que le banal ; le surréel est là, à la portée de nos mains, dans le bavardage de tous les jours."
Début d’une causerie de Eugène Ionesco faite à Lausanne
novembre 1954
"Lorsqu’on m’a demandé de m’expliquer sur La Cantatrice chauve, j’ai dit qu’elle était une parodie du
théâtre de boulevard, une parodie du théâtre tout court, une critique des clichés de langage et du
comportement automatique des gens ; j’ai dit aussi qu’elle était l’expression d’un sentiment de l’insolite
dans le quotidien, un insolite qui se révèle à l’intérieur même de la banalité la plus usée ; on a dit que c’était
une critique de la petite bourgeoisie, voire plus précisément de la bourgeoisie anglaise que d’ailleurs, je ne
connaissais nullement ; on a dit que c’était une tentative de désarticulation du langage ou de destruction
du théâtre ; on a dit aussi que c’était du théâtre abstrait, puisqu’il n’y a pas d’action dans cette pièce ; on a
dit que c’était du comique pur, ou la pièce d’un nouveau Labiche utilisant toutes les recettes du comique le
plus traditionnel ; on a appelé cela de l’avant-garde, bien que personne ne soit d’accord sur la définition du
mot "avant-garde" ; on a dit que c’était du théâtre à l’état pur, bien que personne non plus ne sache
exactement ce que c’est que le théâtre à l’état pur.
Si je dis moi-même que ce n’était qu’un jeu tout à fait gratuit, je n’infirme ni ne confirme les définitions ou
explications précédentes, car même le jeu gratuit, peut être surtout le jeu gratuit, est chargé de toutes
sortes de significations qui ressortent du jeu même. En réalité, en écrivant cette pièce, puis en écrivant
celles qui ont suivi, je n’avais pas "une intention" au départ, mais une pluralité d’intentions mi-conscientes,
mi-inconscientes. En effet, pour moi, c’est dans et grâce à la création artistique que l’intention ou les
intentions se précisent."
Eugène Ionesco
Arts. 1955
Mon ambition a été de communiquer à mes contemporains les vérités essentielles dont m’avait fait
prendre conscience le manuel de conversation franco-anglaise. Les dialogues des Smith, des Martin, des
Smith et des Martin, c’était proprement du théâtre, le théâtre étant dialogue. C’était donc une pièce de
théâtre qu’il me fallait faire. J’écrivais ainsi La Cantatrice chauve, qui est donc une oeuvre théâtrale
spécifiquement didactique. Et pourquoi cette oeuvre s’appelle-t-elle La Cantatrice chauve et non pas L’Anglais sans peine, ni l’heure anglaise ? C’est trop long à dire : une des raisons pour lesquelles La Cantatrice chauve fut ainsi intitulée, c’est qu’aucune cantatrice, chauve ou chevelue, n’y fait son apparition. Ce détail
devrait suffire.
(…) Pour moi, il s’était agi d’une sorte d’effondrement du réel. Les mots étaient devenus des écorces
sonores, dénuées de sens ; les personnages aussi, bien entendu, s’étaient vidés de leur psychologie et le
monde m’apparaissait dans une lumière insolite, peut-être sans sa véritable lumière, au-delà des
interprétations et d’une causalité arbitraire.
(…) Il ne s’agit pas, dans mon esprit, d’une satire de la mentalité bourgeoise liée à telle ou telle société. Il
s’agit, surtout, d’une sorte de petite bourgeoise universelle, le petit bourgeois étant l’homme des idées
reçues, des slogans, le conformiste de partout : ce conformisme, bien sûr, c’est son langage automatique
qui le révèle.
(…) "parler pour ne rien dire"… les Smith, les Martin ne savent plus parler, parce qu’ils ne savent plus
penser, ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent plus s’émouvoir, n’ont plus de passions, ils ne
savent plus être, ils peuvent "devenir" n’importe qui, n’importe quoi, car, n’étant pas, ils ne sont que les
autres, le monde de l’impersonnel, ils sont interchangeables… les personnages comiques, ce sont les
gens qui n’existent pas.
Début d’une causerie prononcée par Eugène Ionesco
aux Instituts français d’Italie, 1958
Il s’agit d’abord de l’absurdité de la nature humaine : l’être est un tissu de contradictions, la famille se
conforme à des conventions grotesques, la société accepte avec crédulité les idéologiques politiques
les plus grossières, et accouche de monstrueuses hystéries collectives. Bref, le monde déraisonne et il
n’existe aucun espoir de changement.
(…)
Si maintenant le théâtre de dérision n’étonne plus, cela ne tient pas à la nature de ses découvertes.
L’originalité, qui consiste en l’apport d’un code nouveau allant de pair avec une vision nouvelle, ne
possède pas un caractère immuable. Au bout d’un laps de temps, le code est compris et appris,
incorporé à nos habitudes.
(…)
Qu’ajouter pour terminer ? Dans ce domaine de l’éphémère pas excellence qu’est l’art de la scène, le
théâtre de dérision et d’autodérision a perduré sans se renier, modifiant son visage au fil des années,
s’affinant et s’approfondissant pour devenir, en fin de parcours, un théâtre de l’introspection et de
l’excavation dans les profondeurs du moi.
Emmanuel Jacquart
Le Théâtre de dérision – Beckett, Ionesco, Adamov
Gallimard 1998
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