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La Cagnotte

+ d'infos sur le texte de Eugène Labiche
mise en scène Jean-Luc Lagarce

: La Ferté-sous-Jouarre, centre du Monde et ses habitants,...

La Ferté-sous-Jouarre, centre du Monde et ses habitants, Maîtres de l'Univers. Un commandant des pompiers, un jeune notaire blond et fadasse, un percepteur, un pharmacien, un fermier et le fils du fermier encore, rêvant de devenir garçon de café, belle et noble ambition. Des vieilles filles à marier immariables, et des jeunes filles pâlottes et sans intérêt. Des pères imbéciles qui écrasent leurs enfants de leurs propres principes. Des fils voleurs, menteurs, noceurs qui mangent et boivent par avance l'héritage. Des godelureaux et des gandins, des domestiques prétentieux et des fonctionnaires bornés. Et Miranda, la Sensitive, qu'on ne verra pas mais qu'on imagine. La police, l'ordre, le bon sens et le bon droit pour soi, comme unique vertu, en une même danse déglinguée, une hilarante et noire sarabande de masques, de grimaces et de clowns.
Des crapules sans tendresse, des entremetteurs cyniques et des naÏfs sublimes d'ignorance, émouvants de sottise, gonflés d'orgueil et d'admiration pour eux-mêmes. L'union sacrée des rentiers et de l'administration. Un monde de mariages sans tendresse, de familles sans émotion, un monde d'argent, de dot, d'héritage, d'intérêt, les affaires comme unique désir, l'accouplement et la reproduction des comptes en banque comme unique sexualité. Le monde parfait, moderne, brutal du chemin de fer et du boursicotage effréné. La fin du travail, du désir, de la vie douce et paisible au coin du feu, la fin de la terre, de la campagne, du rythme des saisons et le début de la violence, du chacun pour soi, de l'industrie, du mariage sur catalogue, de l'urbanisation, des exclusions et de la crapulerie déchaînée.
Des provinciaux. Des bourgeois magnifiques de leur propre crétinerie, satisfaits de leur propre suffisance imbécile, émouvants de naïveté prétentieuse.
Des Français.
Un groupe, une tribu, une peuplade. Des égoÏstes en troupeaux, une association de braves gens, comme on le dirait d'une association de malfaiteurs, une société bien pensante, contente d'elle, de ses certitudes inébranlables et de la force de ses principes. Des profiteurs, des bâfreurs, menés par le ventre, conduits par l'estomac et le portefeuille. Des corps décidés à se remplir, sans âme, sans état d'âme, des dévoreurs de nourriture, se reproduisant entre eux, se multipliant, grossissant leur patrimoine, enflant jusqu'aux limites déraisonnables de l'explosion, malade du ventre, malade des dents et continuant toujours, au risque de l'accident, à s'emplir, à ne rien laisser, à dévorer de peur de manquer.
Et comme une expérience terrible, une catastrophe, un jeu risible aussi, la projection de ce monde, de cette société-là, de ce groupe satisfait de lui-même, dans un monde plus grand, plus dur encore, sans pitié et sans règles établies, dont jamais, dans la douceur et le cocon douillet de nos certitudes, nous n'aurions eu idée, dont jamais nous n'aurions simplement pu imaginer la dureté et la violence.
Un tout petit monde, une planète, qui se déplace lentement, lâcher les amarres, une société qui abandonne ses convictions péremptoires pour entrer en collision avec un monde plus vaste, le monde immense de la réalité.
Les Provinciaux à Paris, de toutes petites personnes abandonnées dans la jungle, la confrontation tragique des petits principes avec la violence de l'univers. La descente aux enfers, la chute, la dégringolade, le ratage d'échelle sociale et l'atterrissage dans le caniveau. On sombre, on glisse, on se noie, on se fait voleur, on est accusé, on est jeté en prison, dévalisé, humilié, on passe de la douceur douillette et confortable du salon à la prison, à la rue. On découvre la misère, la prostitution dans l'ombre, la déchéance, la brutalité, l'arbitraire policier et la férocité administrative.
On couche dehors, les poches vides, le ventre creux. On a faim, on a mal, on a froid. On a peur, on est perdu. Plus personne ne vous aide, on est abandonné.
Les maîtres du monde, rois en leur demeure, égoÏstes et bouffis de bonne conscience, désormais, ne sont plus abîmés. Rentrés chez eux, barricadés à nouveau, ils se souviendront peut-être d'avoir entraperçu la violence extérieure, les nuits dehors en plein hiver, le mépris de l'argent, l'absence de pitié. Mais ils ne changeront pas, ils s'en garderont bien, c'était comme un cauchemar et ils l'oublieront, ils s'efforceront de l'oublier. Ils ne savaient pas, ils ignoraient tout, ils ne voulaient pas savoir, on ne pouvait les accuser. Jamais ils n'auraient du sortir, on ne les y reprendra plus, ils construiront désormais des forteresses plus solides encore, plus fermées sur elles-mêmes, inébranlables, indestructibles.

Jean-Luc Lagarce

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