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L'Espace furieux

+ d'infos sur le texte de Valère Novarina
mise en scène Valère Novarina

: Présentation

L’Enfant d’Outrebref, antipersonne.
L’Enfant Traversant , antipersonne.
Le Vieillard Carnatif, veilleur.
Jean Singulier, solitaire.
La Figure Pauvre, travailleuse.
Sosie, double.
Le Prophète, une femme de Suresnes.
L’Illogicien, musicien.
L’autre Illogicien, autre musicien.
L’Ouvrier du drame
Trois figures


La scène est de nos jours. Le théâtre est un instrument d'optique.


Liste des Musiques interprétées :
Les Nombres, L'Eloquence, Perdition, Air du temps, Triple pas, Romance, Coup dur, La Dormition de Polichinelle, Aubade, Nocturne, Air du Vocabulaire, Air des Chiffres, Chanson Tabou, Psaume 151.


Liste des Danses exécutées :
Travers d'une porte, Roulerie, Vol de chaises, Danse en bref, L'Impétueuse, Habana, La Récalcitrante, La Discrète, La Vive, Surgir et surgir, Potence, Reprise.


Liste des choses vues ( accessoires apportés et dispersés) :
Un brise-poutres, une mobylette, un « Pays des météores », un je suis, un cybachrome du canal de l'Ourcq, une boite vide, une brouette pleine de choses, un fil, une carte muette.




La mise en scène applique trois principes déjà expérimentés dans L'Origine rouge et dans La Scène :


  • 1 — Le spectacle s'inspire de la liturgie,


c'est à dire d'une action à accomplir devant tous. Acte et non représentation. Montrer le plus simplement du monde l'efficace de la parole, la capacité hallucinatoire du langage. Rien n'est plus voyant que le langage. Nous voyons tout par lui. Au travers des mots.


  • 2— Le spectacle s'inspire du cirque,


l'essentiel est au centre, là où le trapéziste ( l'acteur) joue sa peau, mais aussi — comme au cirque — dans les marges, les lisières, les bords, les lieux non vus de tous. Chaque spectateur voit autrement et la représentation est une croisée de regards. Personne n'est en face. Toutes les perspectives jouent.


  • 3— Le spectacle s'inspire du nô,


c'est un château de cartes. Un édifice d'une grande fragilité.



Intérieur d’une oreille. Salle Richelieu. Le théâtre à l’italienne est un très étrange instrument d’optique. Etrange parce que chaque vue y est singulière : c’est un lieu où nous voyons tous ensemble et différemment… Simul et singulis. Mais c’est surtout un extraordinaire, hallucinant instrument acoustique – où nous sommes tous logés dans une grande oreille. Il n’y a sans doute pas de meilleur lieu pour entendre notre langue, c’est-à-dire voir notre langage.



Si l'Espace est furieux, c'est au sens qu'il est hors de lui. Comme l'acteur est un homme hors de lui.
L'espace est furieux, mais autour d'un point fixe, autour du point de fuite de la perspective. Là où un néon disant Je suis est attaché au mur du lointain. Je suis est au mur, perpétuellement allumé. Primitivement la pièce portait ce titre; c'est sous ce titre de Je suis que nous l'avons jouée en 1991 au Théâtre de la Bastille. Pourquoi ce titre ?


À Moïse qui demande à Dieu son nom, il est fait cette réponse « Je suis qui je suis» ( Sum qui sum) (EYE ASHER EYE ).
L'étonnant de cette réponse, c'est que je suis est ton nom, lecteur du dossier de presse ; ton nom et le mien — et le nom de chacun des spectateurs… Lorsque l'on demande à Dieu son nom, il répond par notre nom à chacun. Pour nous faire entendre que nous cherchons trop souvent dehors ce qui est dedans.


Une extraordinaire commentaire de ce passage de la Torah (du Pentateuque) a été fait au début du XIVesiècle, par Maître Eckart. Je l'ai utilisé librement dans La Chair de l'homme, je l'ai assemblé à d'autres et j'en ai fait une réplique pour Laurence Mayor. On me dit qu'une telle citation dans un dossier de presse fera fuir tout le monde, j'essaie quand même…


  • « Maître Eckart commente : “ Dieu a dit à Moïse : eye asher eye, ego sum qui sum : je suis qui je suis . Observez que si Dieu avait voulu dire qu’il est l’Etre, il se serait contenter de dire : Ego sum ; mais il a dit autre chose : si l’on rencontre de nuit, quelqu’un qui veut se cacher et ne veut pas se nommer, et qu’on lui demande : Qui es-tu ? il répond : “ Je suis qui je suis. ” C’est ce qu’a fait Dieu dans sa réponse à Moïse. Dieu n’a pas voulu se nommer. Donc, Dieu n’est pas l’être : Deo ergo non competit esse. ” ; à propos de la cécité dont saint Paul fut frappé à Damas et que Luc nous relate en ces termes : “ Saul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien ”, Augustin émet l’idée que “ lorsque saint Paul ne vit rien, il vit Dieu ” ; Maître Eckart, reprenant cette interprétation, l’amplifie de la façon suivante : “ Lorsqu’il vit le néant, c’est alors qu’il vit Dieu. Lorsqu’il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant, et le néant était Dieu ; car avoir vu Dieu, saint Paul appelle cela un néant. Il vit le néant, et c’était Dieu. Dieu est un néant, ein niht — et Dieu est “ quelque chose ” ( ein iht ), car ce qui est quelque chose, cela est aussi néant. »

L'ESPACE FURIEUX cloue l'inscription je suis au mur et l'interroge, dans chacun de ses sens différents et par tous les moyens du théâtre : répliques circulaire, réponses pour tourner en rond, parodie de Descartes, reliquats d'Abraham sacrifiant, chansons errantes, jeux bascules dans la scène mentale, chutes à n'en plus finir, pendaison à cette corde de néon bleu, relevailles perpétuelles, effondrement à nouveau, résurrection toujours, salut par le chant, — table des matières et résumé du tout par un repas.



Mais peu importe d'où vient le néon Je suis, c'est aussi un néon que l'on croise, un néon dans la ville… La force de cette inscription en français pauvre, là bas au fond (au point de fuite de la perspective) est qu'elle est aussi le nom intime de chacun des spectateurs.



In-adhérents à l'espace, désadhérents à leur histoire, les PERSONNAGES sont intempestifs et pas d'ici. Ils racontent leurs pendaisons, leurs évanouissements, leurs malaises comiques ; ils parlent à eux-mêmes  «de ce qui n'a pas reçu de nom » ; ils nous confient des sentiments non encore répertoriés ; ils tiennent tous affichée dans leur tête cette phrase de madame Guyon :  « Je ne saurais plus rien écrire de ce qui regarde mon état intérieur, je ne le ferai plus n'ayant point de paroles pour exprimer une chose qui est parfaitement dégagée de tout ce qui peut tomber sous le sentiment, l'expression, ou la conception humaine.  »



Le langage est un fluide. Il obéit à la physique des fluides — et pas seulement aux lois de la linguistique ou des choses humaines.
Au troisième acte, l'énergie se libère : il y a le fleuve du Vieillard Carnatif, le lac du Prophète, le torrent de Jean Singulier, la mer d'une chanson où tout viendrait presque rejoindre. Toutes les danses parlées y afflueraient.



La scène est une portée où a lieu un portement : l'acteur avance avec son langage devant lui.
Si l'espace est furieux c'est d'être hors de lui, comme l'acteur qui apporte son corps, porte son langage hors de lui, offre la figure humaine de face, sans défense, désarmée.


Une trêve est demandée dans l'enfer de la communication : il faut réapprendre à considérer le spectacle comme un être vivant composé à plusieurs, comme une personne. Une chose qui parle à plusieurs, aussi vivante , vide et mystérieuse qu'une personne. Une chose débordante de mots mais aussi une chose tue. Comme ce mot même de personne, qui est peut-être l'un des plus pauvres et les plus beaux de notre langue.



L'Espace furieux raconte, entre autres, plusieurs pendaisons qui ratent. Et notre tendance, sur les planches, à toujours chuter. De tout drame, par le langage l'acteur se relève vivant. Même les objets en fin de compte se relèvent. car au théâtre, la matière à la fin elle aussi est sauvée.



Le temps est la matière du théâtre, l'étoffe à travailler : tissée par les acteurs, par leurs paroles, leurs silences, leurs syncopes, leur retour et leurs sauts, leurs éclipses, leur ralenti et leur précipité. Le temps est une étoffe qu'il faut travailler, coudre et découdre ; il faut aller profond dedans, avec les mains, l'aérer, la renverser et l'ouvrir ; y percer de nouveaux raccourcis, y tracer de nouvelles ambulations, de nouveaux passages non vus… Il y a sur le théâtre un nouveau lieu à voir sur la terre, une autre maison, une autre façon d'habiter ici. On se rassemble pour sortir de la convention admise, de la psychologie ambiante, de l'histoire qu'on croit, de l'homme reconnu. Dans l’espace en face de nous, entre un homme mais c’est un autre animal sur un autre sol.


Le langage passe en projectile : des blocs aveugles sont roulés, charriés, des cailloux catapultés, des objets résonnent contre les mots. Panique dans la matière. Le langage est anthropogène et rebondit sur les murs.

Valère Novarina
11 décembre 2005





De Je suis à L’Espace furieux.



« Au départ, il n’y avait que quelques lignes qui interrogeaient sans cesse la présence muette des choses : les murs ne parlent pas, le projecteur ne parle pas, la lumière ne parle pas, pourquoi seul l’acteur parle-t-il ? »[1]
A la fin des années 80, Valère Novarina s’enfonce dans l’écriture d’un nouveau roman. Il écrit dans un état de stupeur devant la matière.
Le titre du roman aurait pu être L’Espace appelé par son nom. Il est devenu Je suis, édité aux éditions P.O.L en 1991.
Ce livre, écrit pour : « …fendre les gens, les transformer, accentuer la faille, foudroyer. Ouvrir les gens par l’intérieur, (…), par du comique de séparation », appelle le théâtre.
Dans « l’hypermnésie de la langue, le besoin de se souvenir de tout », dans le désir de voir et la parole et la pensée sortir des bouches, Valère Novarina prépare une adaptation théâtrale de Je suis : un avatar urgent du roman.
Au départ de la pièce, il y a aussi une soirée au théâtre municipal d’Avignon, en juillet 90, où, assistant à une représentation du Langren Mandra Wanara de Danurejdo VII, il ne sait pas pendant deux heures : « … s’il fallait regarder le chanteur, le danseur, le musicien, ou ce qui chantait dans le danseur, ce qui dansait dans les musiciens, ou la danse des paroles, ou le silence du rideau, ou le drame des instruments » et où il « se rend compte très concrètement tout d’un coup que la vue est une chasse. »


La version pour la scène sera créée le 17 septembre 1991, par six acteurs (Aude Briant, Roséliane Goldstein, Laurence Mayor, Michel Baudinat, André Marcon, Daniel Znyk), trois musiciennes, et trois machines sonores, au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne, sous le titre même du roman dont elle procède : Je suis.


Plus tard, en 1997, la pièce est éditée chez P.O.L, telle qu’elle a été jouée six ans auparavant. Pour la distinguer du roman, un autre titre lui est donné : L’Espace furieux.


C’est cette pièce que la Comédie-Française aujourd’hui fait entrer au Répertoire.
Elle recevra le néon « qui porte le mot qui est avant les noms, qui est avant les mots », et redonnera vie à L’Espace furieux.
Comme un coeur de la langue et du langage, lieu de mémoire et de croisée des destins, nœud de forces et point nodal d’intensité, la salle Richelieu fera résonner et raisonner les paroles croisées et empêchées de Jean Singulier, de Sosie, de L’Enfant Traversant, de L’Enfant d’Outrebref, du Vieillard Carnatif, de la Figure Pauvre, de L’Illogicien, d’une Femme de Suresnes, du Prophète, et de l’Ouvrier du Drame.


« C’est l’être-là du théâtre qui est creusé, interrogé, questionné à vif »
La salle Richelieu interrogera la pièce.
« La matière est-elle muette ? Le réel est-il parlé ? » Ce sont ces questions qui, ici-même, se poseront aux yeux.
Il a fallu se pencher à nouveau sur L’Espace furieux et en rouvrir les ateliers.
Conséquemment à la distribution choisie – acte primordial de toute mise en scène et particulièrement de celle-ci - , deux scènes ont été remaniées, et les ondes de ces



changements et ajustements (on songe aux battements d’ailes du papillon de Pascal et à leurs lointaines répercussions)ont modifié la physique et le langage de la pièce, sa « tectonique ».
Parmi ces changements, L’Enfant d’Outrebref et le Prophète sont à présent interprétés non plus par une, mais deux actrices.
Deux nouveaux personnages, L’Illogicien, et L’Ouvrier du Drame entrent en scène. Christian Paccoud, L’Illogicien, est le compositeur d’une musique inédite, tragique, tranchante, faciale et originale, qu’il interprètera en scène avec Matthieu Dalle.
Richard Pierre, déjà présent dans L’Origine rouge et La Scène, sera L’Ouvrier du drame de l’espace, un espace très contrasté conçu par Philippe Marioge et peint par Valère Novarina et les Ateliers de la Comédie-Française.


Les changements dans l’écriture et l’orchestration du texte nécessitaient une nouvelle édition.
La nouvelle version de L’Espace furieux, édité par P.O.L, sera disponible le 21 janvier 2006, pour la première du spectacle, salle Richelieu.


Pascal Omhovère




À propos du néon [2]


« Je suis » est le contraire de moi. « Je suis » est un vide. « Je suis » est une voix oubliée. « Je suis » est un passage en nous. « Je suis » est dans la pénombre. « Je suis » est écrit au néon bleu. « Je suis » est tout au fond de la scène. « Je suis » est le mot que l’on prononce cent fois par jour. « Je suis » est le mot le plus mystérieux. « Je suis » est perpétuellement éclairé. « Je suis » ne fait pas de bruit. « Je suis » met le théâtre à bout. « Je suis » rend compte du mystère de notre présence simultanée, à tous, dans le même théâtre. « Je suis » demande à la matière si elle est muette. « Je suis » demande si le réel est parlé. « Je suis » pose des questions aux yeux. « Je suis » appelle la parole. « Je suis » montre que le langage est actif. « Je suis » lutte contre les idoles. « Je suis » est un partage du silence entre nos yeux et nos oreilles. « Je suis » porte un coup au monde d’aujourd’hui par dedans. « Je suis » plonge dans la guerre des images. « Je suis » met le théâtre en nous. « Je suis » résiste à la vente générale du monde. « Je suis » éclaire l’acteur. « Je suis » propose l’usage pour tous d’un langage secret. « Je suis » proteste contre son nom. « Je suis » prétend quitter la scène sans l’avoir vu. « Je suis » n’a jamais mangé que des paroles. « Je suis » songe en vrai. « Je suis » dit oui. « Je suis » luit. « Je suis » est peut-être ce qu’il y a en nous de plus saint. « Je suis », comme lieu de la chute de la pensée. « Je suis » est interrogé par chaque mot. « Je suis » déstabilise la matière. « Je suis » would prefer not to. « Je suis » livre combat à chaque souffle. « Je suis » chute des langues. « Je suis » met le théâtre à nu. « Je suis » mange les tables.



En allant à la répétition
(conversation entre Valère Novarina, Pascal Omhovère et Céline Schaeffer)
23 novembre 2005




Un peu de méthode …


Depuis l’âge de neuf ans, j'écris en ayant l’impression de me livrer à un travail scientifique dont il faut méthodiquement observer chaque phase : est minutieusement tenu un journal qui porte sur des choses les plus matérielles : les horaires, la façon d'écrire, les outils : le crayon, le feutre, la machine à écrire, l’ordinateur, le retour à la plume, à la gomme et au crayon. On y prend aussi quotidiennement des notes très rapides, des slogans, jetés en marges du travail, des impératifs pour la suite. L'ensemble forme un amas obscur, assez illisible, titré Amas noir qui peu à peu dépérit, lorsque le travail sur la scène centrale d'écriture commence à trouver sa respiration et que l'énergie tout entière s'y concentre… On enregistre chaque jour les différentes phases du travail, les différentes « températures d'écriture» : l'écriture tissée, l'écriture à la fresque, l'écriture jetée, l'écriture tressée, l'écriture effondrée, l'écriture de face, l'écriture en miroir, l'écriture par parenthèses, l'écriture réversible.



Tous les exercices préparent à ce moment où l'écriture devient auriculaire, tactile, presque un exercice du toucher. La méthode change à chaque fois : parfois une règle très précise est appliquée — qui est souvent le renversement de celle qui régissait le précédent livre… L'Atelier volant commence à décrire quelque chose comme “ la lutte des langues ”; Le Babil des classes dangereuses s’échafaude en changeant l'espace à chaque acte, par tissage sonore, reprise de thèmes, architecture renversée. À l'intérieur du Babil, Le Monologue d'Adramélech est comme un torrent brusquement ouvert : le drame comme une crue ; La Lutte des morts (dont le titre primitif était Le drame dans la langue française) a été écrite d'un jet, lancée de façon pulsive, crépitante, par percussion, en frappant le sol des pieds et en dessinant sur les manuscrits jusqu'à ce que le bras se fatigue; j’étais dans un chalet, je portais des sabots, je tapais du pied ! c’était une écriture pas du tout automatique mais bien gymnique, corporelle ; Le Drame de La Vie fait peu à peu tournoyer 2587 personnages qui chantent leur scène, disent leurs épitaphes et sortent ; Le Discours aux Animaux a été écrit pendant quatre ans par germination, amplification d'un reste : un reste, posé sur le lutrin, doublait chaque jour, deux pages devenant quatre, huit devenant seize, comme par germination ; j'écrivais avec la sensation d'être comme inséminé, fructifiant et comme un animal dans le ventre duquel jouaient les forces multiplicatrices — mais il y avait un interdit  « Ne jamais se retourner », ne jamais relire ce qui avait écrit la veille, selon un principe appelé principe de Loth… l’angoisse devenait parfois très grande de n'avoir laissé derrière soi que de l’illisible, des graffitis, des pas sur la neige recouverts par la nouvelle neige ; Vous qui habitez le temps est composé comme une gravitation de danses parlées successives, un petit système d'astres, l'ordinateur y est utilisé pour la première fois ; Je suis a été écrit atterré , au plus bas, dans l'effroi, parfois couché très longtemps le dos sur le sol — puis le texte a été peu à peu épinglé au mur, affiché, et le travail s'est poursuivi en tournant un “ débat avec l’espace ”, comme sur un ring ; La Chair de l'homme, a été le premier livre pariétal, fait sur le mur, en tressant peu à peu des choses d'abord excavées et approfondies dans des chantiers très différents, puis en effectuant une sorte d'ambulation dans ces textes, en marchant au centre d'une pièce complètement tapissée de mots ; dans Le Jardin de reconnaissance, le dialogue commence à être systématiquement utilisé comme un outil à creuser ; est pratiquée une sorte d'écriture à trous, se construisant autour d'un mot fantôme, d'une réplique occultée, d'une scène qui manque — le tout tissé autour d'une obstinée basse continue : “ La Voix d'Ombre ” ; pour L'Opérette imaginaire et pour L'Origine rouge, j'ai travaillé par semis, je me suis dispersé très longtemps dans un texte épars composé de fragments numérotés — dont l'assemblage a été fait très vite, en deux semaines sous la pression du spectacle qui devait apparaître, comme on dresserait une tente, une hutte, une demeure fragile. Comme l'extrême dispersion de la limaille de fer permet à l'aimant que l'on approche de faire très vite apparaître les forces. La Scène a été écrite en éparpillant encore plus la limaille de fer et en retardant encore plus le moment de l'assemblage. Le drame apparaissait d’autant plus fortement que pendant longtemps il n'y en avait aucun. Tout était en chiffres, en accumulations, en énumérations. Les mots étaient comme du sable. Je voulais retrouver dans le langage, le mouvement de la nature : un inextricable chaos et un ordre invisible.


Extrait du chantier de Lumières du corps
à paraître aux éditions P.O.L en janvier 2006




Il fallait que nous nous rencontrions et cela eut lieu au début des années 80, alors que les éditions P.O.L commençaient tout juste d’exister. Une vie d’éditeur est faite de rencontres heureuses et puis aussi de rencontres qui n’ont pas lieu, ou qui ratent. Par chance la nôtre a pu se produire, et durer. Depuis 1984, vingt livres l’ont rythmée. Il fallait que nous nous rencontrions parce que je n’arrive pas à imaginer ma maison d’édition ni ma vie sans les livres de Valère Novarina. Sans l’injonction qu’ils font à chacun d’écouter l’intérieur des mots, ou de dire ce dont on ne peut parler, précisément cela dont on ne peut parler. Sans cette radicale indifférence à la psychologie littéraire dominante, à la vraisemblance romanesque, au bon goût théâtral, à la représentation rassurante.


Valère Novarina est pour cette maison d’édition comme un gardien vigilant et généreux, à l’image de son oeuvre. Parce que le langage est trop grave, qu’on ne saurait en mésuser comme d’un instrument à babil, parce qu’il nécessite une attention sans relâche, les textes qui peuvent se tenir droit devant ceux de Valère Novarina ne sont pas nombreux. C’est pour cela qu’il n’est pas facile d’être l’éditeur de Valère Novarina, mais c’est pour cela aussi que c’est exaltant. Peut-être joue-t-il dans cette maison, sans le savoir lui-même, le rôle d’un comité de lecture occulte ? Cette idée me plaît bien d’une pesée des mots, ceux qui forment les livres, avec pour mesure la langue novarinienne, et cette sommation permanente qu’elle nous adresse d’écrire « en français animal ».
Paul Otchakovsky-Laurens,
directeur des Éditions P.O.L



Les Éditions P.O.L publient en janvier 2006 :


l’Espace furieux (nouvelle édition)


Lumières du corps, essai


la Scène, DVD du spectacle de Valère Novarina


Au Dieu inconnu, CD : Une séquence de la Chair de l’homme par Laurence Mayor suivie de Sauve qui peut !, une scène de l’Origine rouge par Daniel Znyk, musique de Christian Paccoud à l’accordéon.

Notes

[1] Les propos entre guillemets sont de Valère Novarina et principalement extraits de l’entretien réalisé avec Hadrien Laroche pour la revue Java, numéro 8, parue en été 1992.

[2] Du prologue à la fin de la pièce, un néon bleu avec l’inscription « Je suis » est suspendu au lointain.

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