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Elephant Vanishes (L'Eléphant s'évapore)

+ d'infos sur l'adaptation de Simon McBurney ,
mise en scène Simon McBurney

: L’ordre du chaos

Je me tiens sur le balcon. C’est la nuit. Mon regard plonge dans un bureau. Tous les moniteurs sont bleus. Les néons inondent chaque étage. Sous le balcon, il y a un parking. Un homme le traverse dans la pénombre, il regarde à l’intérieur d’une voiture. La voiture s’éloigne en faisant crisser ses pneus.
L’homme disparaît dans l’ombre. Plus loin, il y a un autopont plein de camions. Au-dessous, une autre artère où les taxis et les voitures sont arrêtés à un feu rouge. Sous les deux niveaux, un trottoir emprunté par les piétons et les cyclistes. Il est trois heures du matin. Je suis à Tokyo. Je n’arrive pas à dormir. J’essaie de faire un spectacle avec des acteurs ne parlant que le japonais. Une tentative d’adapter une série de nouvelles.
C’est le monde de Murakami. Là où la ville ne dort jamais et l’événement le plus inoffensif prend un étrange pouvoir. Un monde où le chaos semble refléter un ordre invisible ou insaisissable. Nous sommes tous cernés par ce monde. Notre conscience change : celle de notre place dans le monde, de notre identité et de notre origine.
Comme le dit l’héroïne d’une nouvelle de Murakami, Sommeil : “Le monde changeait rapidement, à leur insu. Et de façon irréversible.”
Il nous faut du temps pour tenir bon. La femme de la nouvelle réussit à tenir bon en ne dormant pas, dix-sept jours d’affilée. Ce n’est pas de l’insomnie, elle ne peut pas dormir, c’est tout. Je ressens la même chose sur mon balcon, même si, dans mon cas, c’est le décalage horaire. Je reste bien éveillé toute la nuit puis, une demi-heure avant d’aller travailler, je plonge dans un sommeil profond dont j’émerge difficilement.
J’essaie de comprendre ce que cela veut dire d’adapter L’éléphant s’évapore de Murakami pour la scène. Murakami donne très rarement l’autorisation d’adapter un de ses ouvrages et nous savons déjà que le spectacle se jouera à guichets fermés. La popularité de l’auteur au Japon met une pression supplémentaire.
Murakami est un géant. Un Kafka nippon contemporain, dont on dévore les livres aux quatre coins de la planète, malgré la difficulté notoire de traduire le japonais.
Il écrit des histoires extraordinaires à partir de la vie quotidienne et banale dans les villes. Des gens repassent leurs vêtements, regardent la télé, écoutent Haydn et Mozart, vont se coucher et recommencent le lendemain. Des routines quotidiennes d’une banalité à mourir. Pourtant, ces personnages traversent des événements hors du commun. Ils cessent de dormir, sortent de terre ou de la télévision en rampant et bouleversent leur existence. Ce tissage d’événements nous met en prise directe avec la signification de vivre dans ce monde décousu, voué à la consommation.
Les romans de Murakami nous entraînent, nous, Occidentaux, en terrain familier et déconcertant à la fois. Ils se déploient dans une ambiance à la Chandler, avec un humour imperturbable. Ils nous forcent à les lire jusqu’à nous engloutir dans une impression menaçante à la David Lynch. Parallèlement, ils sont oniriques : puissants et drôles quand on les lit, mais changeant de forme et de sens quand on y pense après la lecture. Même leurs titres sont étranges : La Course au mouton sauvage ; La Fin des temps ; La chute de l’Empire romain, la révolte indienne de 1881, l’invasion de la Pologne par Hitler et le monde des vents violents. Le dernier étant celui d’une nouvelle de trois pages. Murakami définit justement ce que traverse la conscience moderne. Ses personnages ont des vies intérieures secrètes, éparpillées et furieusement agitées. Puis soudain, sans que les autres s’en doutent, leurs pensées incessantes se transforment en visions poétiques et deviennent hilarantes. Leur identité extérieure n’est qu’un masque. Ils agissent comme s’ils étaient en proie à des puissances qui les dépassent.
Debout sur le balcon, les yeux fixés sur ce carrefour en plein Tokyo ruisselant de lumière, je me sens aussi en proie à quelque chose qui me dépasse.
Pourtant, j’ai choisi de venir, j’ai choisi le texte, j’ai choisi de mélanger des comédiens japonais qui ne parlent pas l’anglais et une équipe anglaise qui ne parle pas le japonais.
Comment faire quelque chose qui soit, forcément, complètement japonais – complètement Tokyo – et, en même temps, lisible partout dans le monde ?
Et comment dormir, pour l’amour du ciel ?
Après mon premier cours, mon professeur m’a raccompagné à la station de métro. Je croyais la suivre lorsqu’elle s’est fondue dans les trois mille piétons qui traversaient cette rue du quartier de Shibuya, au centre de Tokyo, un après-midi comme les autres d’un jour de mai comme les autres.
Perdu sans elle, j’ai fiévreusement parcouru les panneaux incompréhensibles rédigés en trois formes de caractères japonais et chinois. C’est alors qu’une main s’est posée sur mon bras, la main d’une parfaite inconnue qui, avec élégance et courtoisie, m’a guidé jusqu’au métro immaculé et placé dans la bonne direction. Est-ce qu’on voit cela à Londres ? C’est Tokyo. Trente millions d’habitants. Une ville qui sait ce qu’est la vie dans les villes. En 1600, le Londres de Shakespeare comptait 200 000 habitants. À la même époque, Tokyo en comptait déjà plus d’un million. Ce qu’on sait ici de l’utilisation de l’espace et de la courtoisie collective a mis beaucoup de temps à se développer. Cela m’explique ce que j’ai toujours soupçonné : nous, les Occidentaux, sommes extrêmement sous-développés et peu civilisés, déterminés par une agressivité anglo-saxonne sans entraves et un égocentrisme inculte, et une telle image ne peut que s’être renforcée pour le reste du monde depuis la monstruosité de la guerre en Irak. Marchez dans la ville et vous serez submergé. Parfois un autre sentiment s’empare de votre âme. Un sentiment d’énormité, de démesure et d’imminence d’un événement. Une entité si gigantesque ne peut continuer à grandir indéfiniment.
On dirait vraiment La Fin des temps. Il règne une impression indéfinissable de menace et de perte. Qui n’émane pas des individus ni de la société, mais de l’échelle de la ville, tout simplement, et de ce qu’elle consomme.
C’est cette impression que Murakami traduit par une douleur imprégnant la plupart de ses livres. Une douleur comparable à ce qu’un autre auteur japonais, Junichiro Tanizaki, soixante ans plus tôt, a analysé dans son essai sur l’esthétique, Éloge de l’ombre. “Et si nous, l’Orient, avions inventé le stylo à encre, si nous avions développé nos sciences, quel monde en serait né ?” Et si le Japon ne s’était pas laissé imposer autant d’obligations par les Etats-Unis après 1945, et même de changer sa manière de compter le temps ?
Sur mon balcon, dominant la ville, j’ai conscience de cette douleur, de l’imminence d’un événement, présentes dans la lumière qui inonde continuellement cette ville toujours éveillée. Soudain, un éclair zèbre le parking en contrebas.
Une coupure de courant ? Sous mes pieds, un grondement qui me remonte au cœur. La rambarde du balcon se met à osciller. Dans ma chambre, le vase tombe de la télé et se fracasse sur le sol. Je comprends : c’est un tremblement de terre et je suis au dixième étage… Lorsque ça ne tremble plus, lorsque je me sais sain et sauf, lorsque mon régisseur général me téléphone tout excité pour m’annoncer un séisme de force 5,1 sur l’échelle de Richter, toutes mes angoisses s’évanouissent. Mon corps se détend et j’ai l’impression d’être “un poids de plomb dans un intestin de poisson”, comme écrit Murakami. Je suis reconnaissant d’avoir tous ces problèmes qui m’attendent demain. Je suis ici. C’est maintenant. Je suis vivant. Dans ma tête s’agitent les mots de l’un des personnages de Murakami dans sa nouvelle La deuxième attaque de boulangerie :“Il faut admettre qu’en fait, on ne choisit rien de ce qui nous arrive. (…) Ce qui est arrivé est arrivé. Ce qui n’a pas encore eu lieu n’a pas encore eu lieu.”


Simon McBurney, juin 2003

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