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L'Acte inconnu

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mise en scène Valère Novarina

: Entretien

Entretien avec Valère Novarina


Pensez-vous encore aujourd’hui, comme vous l’avez écrit dans Devant la parole, que “Le théâtre est un art tranchant, froid, sans vérité et sans témoignage” ?


Valère Novarina : J’écrivais ceci à propos de L’Opérette imaginaire, un de mes textes les plus cruels. Aujourd’hui je dirais que le théâtre témoigne de la vérité et non du mensonge, qu’il n’est pas le lieu du simulacre mais qu’il est le lieu de l’accord juste entre l’acteur, le texte et l’endroit de la représentation. Il n’y a pas trente-six façons ou trente-six solutions pour donner à entendre le théâtre. Il n’y a qu’un seul endroit où le croisement est juste entre le corps de l’acteur et le texte qui est dit. Il n’y a qu’une façon d’être vrai quand il y a cet accord entre les éléments qui constituent la représentation théâtrale. L’incarnation par l’acteur ne suffit pas, il est indispensable qu’il y ait accord avec le lieu où se déroule la représentation.


Et en ce qui concerne le témoignage?


En grec les témoins de la vérité sont les martyrs. L’acteur n’est pas un martyr mais il s’engage par le corps, c’est lui qui donne la preuve du texte. En respirant l’acteur accepte de faire advenir ce que l’auteur a écrit sur le papier. Ce qui est encore plus extraordinaire c’est que l’acteur doit aussi manger le texte, jusqu’au bout, dans une sorte d’ingestion totale. Voilà pourquoi aujourd’hui je pense qu’il ne peut y avoir qu’une seule façon de faire entendre le texte avec justesse, qu’il n’y a pas de papillonnements possibles. Cette façon unique ne se modifie chaque soir que parce qu’il y a chaque soir un public différent et qu’il ne peut y avoir reproduction mécanique soir après soir. Mais il n’y a qu’une version possible, une seule façon d’être vrai qui peut se nuancer. Les acteurs n’ont pas vraiment de choix face à la plénitude d’un texte pour le faire entendre. Le texte est compréhensible par la chair, par l’incarnation, par la langue, irriguée par le souffle de l’acteur, et uniquement parce qu’il y a un passage par du “matériel”. Le corps illumine, le corps est lumière. Lors de répétitions à la Comédie-Française où j’ai mis en scène L’Espace furieux en 2006, une actrice à qui je donnais des indications, m’a dit : “Tu me dis que je marche sur un lac gelé, que je suis comme une femme juive à la synagogue qui vient insulter Dieu parce qu’un malheur est arrivé… mais qu’est ce que c’est que ces histoires ? Le théâtre c’est concret… c’est : où je pose mon regard, où je vais sur le plateau, comment je pose mes pieds…”. Moi qui ai beaucoup écrit sur la matérialité du langage, sur la “concrétude” du théâtre je ne peux que souscrire à ces paroles d’actrice. Il y a un toucher du texte que seuls les acteurs peuvent avoir et certains universitaires qui ont avancé l’hypothèse que Corneille et Molière ne seraient qu’un même et seul auteur se sont lourdement trompés car ils n’ont jamais joué ces auteurs, ils n’ont jamais touché les mots avec leur corps.


Vos textes demandent aux acteurs une extrême virtuosité.


C’est bien sûr voulu, car pour se souvenir de mes textes, ce qui demande un travail de mémoire énorme, l’acteur doit d’abord les comprendre. Il doit comprendre l’architecture de l’ensemble un peu comme si l’on visitait une église du IVe siècle construite d’abord sur un temple du IIIe siècle lui-même construit sur un temple plus ancien. Il y a une archéologie des textes qu’il faut connaître et comprendre. Lorsque je travaille avec des acteurs, il arrive souvent qu’ils en sachent plus que moi sur le texte car en l’apprenant ils l’ont découpé, construit et déconstruit.


Vos pièces semblent contenir à la fois l’histoire des formes et celle des langues.


Dans L’Acte inconnu il y a en effet quatre pièces dans la pièce, qui pourraient chacune porter un titre différent. J’aime l’idée que le théâtre se souvient du théâtre quand il s’écrit et se joue. Rien ne m’énerve plus que lorsqu’on me parle de “mon écriture” ou de “ma langue”, car j’ai une écriture polymorphe qui permet à chaque rôle, à chaque personnage de s’exprimer différemment. C’est comme si je peignais un tableau en utilisant successivement de l’acrylique, de la peinture à l’huile, des bombes pour taguer. Il y différentes températures d’écriture qui composent mon texte, il y a différentes “cuissons” et surtout je veux garder la gestualité du texte. C’est pour cela qu’il est établi définitivement très tard et qu’ensuite il n’est quasiment plus retouché. J’aime l’idée que selon une tradition des acteurs anglais, il y aurait la coutume de ne jamais répéter la dernière scène des pièces de Shakespeare que l’on va jouer qui doit donc surgir très vite au moment de la représentation. J’utilise aussi bien l’écriture enfantine que l’argot, je voyage dans le puits de la langue française qui est une langue dans laquelle on peut descendre et remonter assez facilement, contrairement à d’autres langues européennes.


Tenez-vous compte du lieu des représentations lorsque vous écrivez ?


Le théâtre étant l’art du paradoxe, le dieu du théâtre étant Janus, la scène est toujours présente mais je ne peux pas dire que j’y pense en écrivant. C’est une contradiction de plus mais c’est la force même du théâtre d’être le lieu de l’accumulation des contradictions toutes mises ensemble, et nous en avons terriblement besoin aujourd’hui. Donc la phase d’écriture doit être le plus longtemps possible aveugle et en même temps elle ne peut s’inscrire que dans un espace qui est forcément présent, surtout dans le cadre de la Cour d’honneur. Il y a une phase nocturne d’écriture qui ne veut pas savoir où elle va et ce n’est qu’à la fin que l’architecture apparaît. C’est l’exact inverse de Racine qui organise tout alors que moi je préfère la gestation à la fabrication ordonnée.


Vous avez dit que vous écriviez contre le metteur en scène alors que vous êtes aussi metteur en scène. Une contradiction de plus ?


Certainement… mais j’ai écrit cela à une période où je pensais être “expulsé” du théâtre après L’Atelier volant. J’ai donc écrit du théâtre contre le théâtre, du théâtre sans compter, sans penser à la représentation puisque je pensais ne plus jamais avoir de contact avec le plateau. Ensuite des morceaux de mes textes se sont retrouvés sur la scène et j’ai compris que tous mes textes, même les plus théoriques, réclamaient de l’incarnation et de la scène. Ils appellent tous la matérialité de la scène.


Comment avez-vous franchi le pas vers la mise en scène ?


C’est en 1986 que j’ai écrit Le Drame de la vie, dans lequel apparaissent 2587 personnages. Comme je ne pouvais pas les mettre sur un plateau, je les ai dessinés. J’ai peint 2587 dessins dans une tour de La Rochelle et au même moment, Alain Crombecque, alors directeur du Festival d’Avignon, m’a proposé de présenter un de mes textes. J’ai donc cherché un metteur en scène qui pourrait prendre en charge mes 2587 personnages, on a fait des lectures avec différentes personnes mais toutes se sont récusées. À la fin de la dernière lecture, qui se soldait encore par un échec, la comédienne Laurence Mayor m’a poussé à faire la mise en scène en m’assurant que les acteurs m’aideraient. Ce fut une petite bataille d’Hernani à Avignon où les acteurs, dont j’étais, furent à la fois hués et ovationnés. J’ai entendu, venant du haut des gradins, cette phrase que je peux encore citer par coeur: “Ce n’est pas cette scatologie névrotique qui tirera le théâtre français de l’ornière” à quoi il fut répondu par un spectateur du premier rang qui nous soutenait : “retourne dans ta caravane”. J’ai pris goût au travail avec les acteurs et depuis je n’ai plus cessé de faire régulièrement des mises en scène.


Le festival d'Avignon est-il un réel soutien ?


Sans le Festival d’Avignon, je n’aurais pas pu travailler et ce depuis vingt ans. Le système féodal qui structure le théâtre français ne m’a pas toujours manifesté un grand soutien, à quelques exceptions près. Je suis étranger aux échanges qui régulent la circulation des oeuvres dans ce théâtre-là car je n’ai rien comme monnaie d’échange. Je dépends donc de quelques soutiens personnels à Avignon, au Festival d’Automne où à France Culture. Avec Avignon, c’est vraiment un lien durable avec le public et j’ai un souvenir très fort de toutes les rencontres que j’ai faites avec des spectateurs, bien que je ne recherche pas particulièrement les débats publics, mais là ce sont des rencontres nourrissantes pour les artistes. Je suis très heureux aussi des possibilités de rencontre avec les enseignants qui viennent nombreux à Avignon. Au moment où la question de la langue est si importante pour l’avenir de l’humanité, il ne m’est pas indifférent de rencontrer ces professeurs de français qui sont en première ligne dans le nécessaire combat que nous menons.


Depuis quelques années les huées ne font plus partie de votre quotidien puisqu’il y a une reconnaissance de votre travail. Croyez-vous, comme le dit Oscar Wilde que “l’artiste est souvent celui qui donne des réponses à des questions qui ne se posent pas encore” ?


C’est une très belle phrase qui me convient tout à fait. Il y a maintenant un public très divers qui assiste à mes spectacles, un public pas du tout homogène. C’est la beauté même du théâtre de réunir ainsi des individus qui vont réagir différemment. Certains rient, d’autres pleurent, ce qui prouve que le public n’est pas un troupeau que l’on mène à la baguette. Chaque spectateur est touché par des flèches individuelles même dans un espace comme la Cour d’honneur. Il y a un mélange humain, mélange d’âges, de professions, de nationalités. Mais ce public n’a pas été conquis dès mes premiers textes sans doute parce que les enjeux de langage n’étaient pas aussi bien perçus qu’à présent, où nous sommes tous devenus des jouets du langage. Même si mes textes ne sont pas essentiellement et originellement politiques, ils ont été rattrapés par la politique. On peut aujourd’hui envoyer un avion pour bombarder des populations parce que le mot “génocide” a été prononcé, retenu par les politiques. Ce n’est pas la réalité des massacres mais la catégorie dans laquelle on va les installer qui provoquera ou non une réponse. Dans L’Atelier volant j’avais imaginé une action historique du langage, qui, par basculement, produisait seul de l’histoire. C’est une pensée terrifiante, mais qui pourrait résumer la plupart de mes textes autour d’une formule: “Attention au langage”, attention danger, allumez les clignotants rouges. Il y a un double mouvement puisque le langage nous met dans une position de jouets et qu’en même temps il nous libère, nous délivre parce qu’il permet de ne pas se battre tout de suite en cas de conflit. Tant que l’on peut traiter les problèmes avec le langage ou avec l’argent, qui est aussi un langage, on peut éviter le combat et il vaut donc mieux en rester au stade du conflit de langue.


Vous insistez beaucoup sur l’appauvrissement de notre langue, sur son oubli du passé, sur sa négation des dialectes. Croyez-vous qu’il y a une accélération du danger ?


Je suis né en Savoie qui est une région où plusieurs langues sont en contact. On parle italien, allemand, français, patois. Il y a une pluralité linguistique qui est une richesse. Le danger pour la langue est non seulement de perdre ses origines mais aussi de perdre ses sons et ses couleurs.


Établissez-vous une différence entre la langue et la parole ?


La distinction que je ferais serait plutôt entre les mots et la parole, ce qui est possible en français où nous avons deux mots différents. En allemand c’est le même mot qui s’emploie pour les deux sens. En utilisant une formule un peu facile on pourrait dire que nous sommes prisonniers des mots et délivrés par la parole. Les mots nous donnent l’impression fausse qu’ils peuvent circonscrire et tenir les concepts isolés, la parole est une mise en mouvement du langage respiré qui libère. L’acteur vient au théâtre pour brûler, pour éclairer, pour respirer le texte par le “soleil respiratoire”, par la lumière de son corps. C’est la phrase qui est importante au théâtre, pas le mot. La respiration est d’ailleurs une sorte d’expérience de la mort, puisqu’au moment de mourir on ne peut pas faire l’expérience de la mort, elle nous échappe. De la même façon l’acteur ou le lecteur ressuscitent le livre à chaque fois qu’ils l’ouvrent, le disent, ou le lisent. Mon théâtre peut énerver, mais j’espère que jamais il n’ennuie ou ne déprime puisqu’il est l’expression d’un renouveau permanent.


Gardez-vous toujours les chutes de texte que vous n’utilisez pas lors du montage final de vos écrits avant impression ?


Pas toujours mais très souvent. Un peu comme des branches mortes qui peuvent renaître. Beaucoup de mes textes ont pour origine des copeaux tombés de l’établi, des moments que je trouvais ratés.


Vous avez une grande admiration pour le mythe de Pinocchio que vous considérez comme plus intéressant que celui de Faust. Pourquoi ? Sans doute parce que nous sommes tous des êtres de bois et de chair. Nous pouvons être en bois un long moment dans la vie, nous pouvons hésiter à devenir une matière vivante.


Les acteurs sont-ils des marionnettes ?


Si on étudie Diderot, Brecht, Jouvet, Louis de Funès lorsqu’ils expriment leur théorie sur le jeu de l’acteur, on trouve l’idée que l’acteur se retire au moment de jouer, qu’il est un masque nu et non pas qu’il s’extériorise. C’est un mouvement dialectique très curieux à observer. Ce qui est certain c’est que l’acteur “sort” de l’homme quand il joue.


Votre travail de peintre est-il séparé de votre travail d’écrivain ? Ces activités se croisent au moment où je crée un spectacle. Sinon elles sont séparées tout en se nourrissant l’une l’autre. Mon activité de peintre et de dessinateur a beaucoup changé ma façon d’écrire, ma manière (un mot qui vient de main…). Je veux toucher le langage. La peinture que j’utilise comme décor doit agir sur le public, donner une énergie. C’est un peu comme un dépôt de langage au sol.



Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2007

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