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(La bande à) Laura

Gaëlle Bourges ( Conception )


: «Entrer dans les détailsde l’histoire»

Entretien avec Gaëlle Bourges

Aviez-vous l’Olympia de Manet, qui inspire votre nouveau spectacle (La bande à) LAURA, en tête depuis longtemps ?


Un de mes spectacles, La belle indifférence, s’ouvre sur l’Olympia de Manet, suivie par la Vénus d’Urbin de Titien, dont Manet s’est inspiré. Nous déclinons ainsi toute une série de nus très célèbres, passant de façon très lente d’un tableau à un autre, nues, en manipulant tous les accessoires présents dans les images. Peu à peu, à la voix off de l’historien de l’art Daniel Arasse, qui expose l’opération que Manet fait en regardant la Vénus du Titien pour son Olympia, succèdent des récits de travailleuses du sexe, qui sont nos propres récits – nous avons travaillé dans un même théâtre érotique à Paris. Nos récits égrenés avec parcimonie déboulonnent peu à peu le côté lisse de l’histoire de l’art, parce qu’ils font entendre la parole des modèles – on nous appelait « les modèles » au théâtre érotique – et non plus celle des peintres ou des historiens de l’art, en décrivant par le menu comment nous prenions la pose pour exciter le regardeur.


Qu’est-ce qui vous a frappée chez la modèle qui a donné ses traits à Olympia, Victorine Meurent ?


Olympia a été perçue comme une prostituée par les spectateurs du XIXe siècle, et on a assimilé le modèle à cette figure de courtisane. En réalité, Victorine Meurent posait pour plusieurs artistes et est devenue peintre elle-même ensuite. Ses tableaux ont tous disparu malheureusement – seuls deux sont visibles, exposés au Musée municipal d’Art et d’Histoire de Colombes, où elle a fini sa vie. Il y avait un nombre incroyable de femmes peintres à l’époque de Victorine Meurent, alors même que l’École des Beaux-Arts n’était pas encore accessible aux femmes. J’ai appris aussi que Victorine Meurent avait en commun avec Manet d’aimer les femmes, et elle les aimait de façon notoire de son vivant, comme Manet, ou encore les peintres Rosa Bonheur ou Louise Abbéma, dont la compagne était l’actrice Sarah Bernhardt. Cela tord un peu le cou au cliché que l’on a sur le rapport de séduction ou sexuel entre modèles féminins et hommes peintres, et tant mieux.


Qu’est-ce qui faisait scandale dans le tableau, à l’époque ?


Les salons de l’époque sont truffés de nus, mais le scandale de Manet, c’est qu’il peint une femme de tous les jours, et non plus une Vénus divinisée. Manet avait beaucoup d’humour : il fait référence à la mythologie grecque dans le titre mais peint une femme que les gens vont trouver maigre et laide. Et surtout sa pose, avec le regard franc et direct, sera interprétée comme l’attitude d’une travailleuse du sexe attendant un client – une femme libre qui exerce son métier comme elle veut et qui est satisfaite, en somme, pas du tout une déesse lascive. La femme tenant le bouquet est d’ailleurs partie prenante de l’histoire, en tout cas celle que les gens voient dans le tableau en 1865 : elle apporte peut-être les fleurs d’un potentiel client.


Qu’avez-vous appris sur Laure, qui a servi de modèle à la camériste, et dont le nom est mélangé avec celui d’Olympia dans (La bande à) LAURA, le titre de la pièce ?


L’exposition Le modèle noir au musée d’Orsay en 2019 m’a permis de découvrir au moins son prénom : Laure, donc. Mais au même titre qu’on ne parle jamais de Victorine Meurent, dont le nom de famille est pourtant arrivé jusqu’à nous, on a encore moins parlé de la femme noire qui figure la camériste.
On ne connaît pas son nom de famille : Laure pourrait bien être une ancienne esclave affranchie – sans qu’on en soit sûrs – et l’état civil des personnes esclavagisées se réduisait à un prénom. Il n’y a aucune autre information sur elle, à part son adresse, consignée dans un carnet de Manet : 11, rue de Vintimille, 3e étage.
Cet immeuble, situé sous la place Clichy, était majoritairement occupé par des lingères ou couturières. Laure était donc peut-être l’une ou l’autre. C’est tout ce qu’on sait.


Comment avez-vous abordé la question de la représentation des personnages noirs ?


Tout mon travail est une déconstruction critique des représentations des corps dans l’art, donc je ne pouvais pas passer à côté de la représentation des personnes noires. Mais j’avance avec le plus de délicatesse possible, parce que je ne suis pas moi- même aux prises avec les formes de racisme qu’on repère aisément dans la peinture européenne : si je me permets de parler de la représentation de la vraie Laure dans (La bande à) LAURA, c’est parce qu’elle est liée à la disparition des modèles féminins et des femmes en général dans l’art occidental.


Avant (La bande à) LAURA, vous avez travaillé sur le pillage de l’Acropole dans OVTR (ON VA TOUT RENDRE)...


L’Acropole a en effet été pillée par un lord britannique au début du XIXe siècle, un certain Lord Elgin : grâce à lui, le British Museum a environ 50 % des frises et métopes du Parthénon.


Pourquoi avez-vous décidé de centrer le spectacle sur les cariatides de l’Érechthéion, un autre temple de l’Acropole ?


Ce choix tient à la logique de mon travail : je préfère partir de petites choses plutôt que de grosses comme le Parthénon. Cinq des six cariatides sont exposées au musée de l’Acropole, mais celle qui manque est au British Museum, où elle est très mal exposée. Il y a une légende à Athènes qui raconte que les cariatides restées en Grèce pleurent leur sœur britannique. Le spectacle traite de cela, entre autre : du chagrin à ne pas rassembler ce qui est séparé.


Qu’est-ce qui vous a permis de reconstituer cette histoire ?


Les protagonistes se sont écrit beaucoup de lettres, qu’on peut encore consulter aujourd’hui. Et j’aime beaucoup les formes épistolaires : j’ai donc voulu reconstituer toute l’histoire à partir des lettres d’Elgin et des autres protagonistes de l’affaire – le peintre Giovanni Battista Lusieri, le révérend Philip Hunt et la femme d’Elgin, Mary Elgin. Ses lettres à elle constituent un trésor, car elle a écrit tous les jours à ses parents pour tout leur raconter. Le débat sur la restitution en France tourne principalement autour d’œuvres pillées en Afrique à l’époque de la colonisation.


Pourquoi déplacer le regard vers un cas européen ?


C’est encore une fois ma logique de travail : le petit plutôt que le gros, mais aussi le proche plutôt que le lointain. C’est également une tactique pour ne pas coller complètement aux débats contemporains sur la restitution des œuvres, qui sont très vifs. Je me débrouille pour aller chercher quelque chose d’un peu annexe, qui va être une manière d’éclairer autrement, de façon plus microscopique, les problématiques qui brûlent. La Grèce, c’est l’Europe maintenant, mais elle faisait partie de l’Empire ottoman à l’époque d’Elgin.
Donc dans notre affaire, c’est un sujet britannique, Lord Elgin – un Écossais, plus précisément – qui a pillé pour son compte personnel, alors qu’il était ambassadeur dans la capitale de l’Empire ottoman, des éléments architecturaux de l’Acropole antique, à Athènes, ville qui n’était donc pas « européenne » au XIXe siècle. Je pense qu’il est important d’entrer dans les détails de l’histoire pour comprendre plus finement les différentes formes de pillage ou d’arrachement, et comment ils assoient finalement toujours le pouvoir des puissants, ou à défaut celui des pays dont ces puissants sont issus – ici la Grande-Bretagne – et de façon toujours bancale.


Comment construisez-vous l’espace dans vos spectacles ?


Je conçois à l’avance un dispositif que je propose à mes camarades au début de la création. Ce dispositif doit permettre de faire apparaître l’œuvre ancienne dont il va être question. On utilise des matériaux simples, qu’on trouve dans tous les théâtres : des tables, des chaises, etc. Il n’y a donc pas de « décor » à proprement parler.
Pour (La bande à) LAURA, nous utilisons par exemple une simple table pour allonger notre Olympia. Ensuite bien sûr, il y a des draps, des coussins, des fleurs, etc. Mais tout le travail consiste à assembler des matériaux modestes pour former une image complexe, celle-là même issue de l’imaginaire de l’artiste qui l’a pensée, mais en trouvant les moyens de la soumettre à la critique. C’est littéralement l’espace vide du plateau qui va accueillir l’image ancienne qu’on fabrique à vue, mais la façon dont on la fabrique vient mettre des grains de sel dans les rouages trop bien huilés de l’histoire de l’art.


Quelles qualités recherchez-vous chez les interprètes avec lesquels vous travaillez ?


Je travaille avec des gens qui ne sont pas forcément danseurs, ou des danseurs qui ont adouci les techniques « dures » acquises au cours de leur formation – avec les techniques somatiques par exemple, ce qui a été mon cas. J’ai été très marquée par le travail de ce qu’on appelle la « postmodern dance » américaine – Anna Halprin, Yvonne Rainer, Steve Paxton, entre autres. Dans la pièce Trio A de Rainer, il n’y a pas de point d’acmé qui révèle la virtuosité de l’interprète – un saut, un tour qui happe l’attention du spectateur.
C’est une position radicale qui m’a marquée. Je crois que la virtuosité comme on l’entend de façon « classique » ne m’a jamais intéressée. Ma tactique a toujours été au contraire de faire « disparaître » l’interprète, pour qu’on puisse voir l’espace vide autour. Il existe en réalité d’autres types de virtuosité en danse, qui ont l’air de gestes quotidiens, comme de déplacer des tables. Mais il n’y a pas de gestes quotidiens sur un plateau, il y a juste d’autres types de virtuosité que celles que l’on sait « reconnaître » : des virtuosités discrètes, des virtuosités d’agencements.


  • Propos recueillis par Laura Capelle
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