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La Petite renarde rusée

Laurent Cuniot ( Direction musicale ) , Louise Moaty ( Mise en scène ) , Catherine Kollen ( Direction artistique )


: Note demise en scène

«J’écoute les oiseaux chanter. Je m’émerveille de rencontrer des milliers et milliers de phénomènes de rythme dans le monde de la lumière, dans celui des couleurs, dans celui des corps, et ma musique reste jeune au contact de l’éternelle jeunesse rythmique de la nature éternellement jeune.»


Peut-on trouver meilleure introduction à La Petite Renarde rusée que cette phrase écrite par Leos Janacek en 1926, alors qu’arrivant au terme de sa vie il arpente encore la forêt, étudiant la faune, notant des chants d’oiseaux, puisant dans cette matière l’expression brute de la vie et du désir qu’il inscrit à la source même de sa musique ?
«Quelqu’un affirmait devant moi que seul le son pur signifiait quelque chose en musique. Eh bien moi, je dis que ce son pur ne signifie rien du tout, tant qu’il ne prend pas son origine dans la vie, dans le sang», écrit-il à Max Brod en 1924. La Petite renarde rusée semble une ode à ce monde vibrant de la nature, univers cyclique, infini de sensations visuelles et sonores que Janacek déploie comme un peintre à la palette protéiforme : sonorités impressionnistes développées dans de longs intermèdes orchestraux ou au contraire motifs brefs, très imagés, semblant des vignettes illustrées. Présence d’éléments folkloriques, travail approfondi sur la musique du langage parlé et les spécificités rythmiques de la langue tchèque, créant une ligne de chant unique, entre arioso et récitatif... «Je me sens libre» poursuit-il en 1928, «je respire comme la nature au soleil printanier. De l’herbe fraîche partout, ici et là une fleur curieuse. Je veux seulement ressentir les vagues de la musique céleste du vent…» Question de liberté, qui est au coeur du livret de La Petite Renarde rusée, mais aussi de l’oeuvre et de la vie de Janacek, et lui a permis d’inventer ce langage musical si singulier. Il compose ici un monde rêvé, lumineux, coloré, où hommes et animaux parlent la même langue, et où musique et image semblent ne faire qu’un pour susciter une nouvelle forme de merveilleux.
Un lien profond qui est présent d’ailleurs dès la genèse de l’oeuvre : Janacek a écrit le livret de La Petite Renarde rusée en adaptant un feuilleton illustré paru dans le quotidien Lidove Noviny de Brno.
C’est en jouant nous-même de ce dialogue entre image et musique que nous souhaitons à notre tour donner vie à cet univers foisonnant, et plus exactement par la réalisation devant les spectateurs d’un film mêlant dessins, théâtre d’objet, et chanteurs repris en direct pour être incrustés dans l’image. Un dispositif qui s’inspire esthétiquement des procédés des débuts du cinéma et nous permet, comme avec des plaques de lanterne magique, de composer, superposer, animer en direct des images.Comme les collages surréalistes nés à la même époque que l’opéra, ils nous permettront d’explorer tout le spectre de la «sur-marionnette», pour reprendre l’expression de Gordon-Craig : du dessin au corps vivant de l’acteur, en passant par le pantin et le travail du masque.Une voie d’accès vers le monde bruissant de la forêt dans un esprit qui se veut joyeusement, profondément, vivant - comme cet opéra - , permettant tous les changements d’échelle nécessaires aux différentes natures des protagonistes, allant des insectes aux humains en passant, bien entendu, par les renards...


Dans ce dialogue entre imagerie du cinéma des origines et surréalisme, nous retrouvons également les sources d’inspiration du grand cinéaste tchèque Karel Zeman,qui révolutionna le cinéma d’animation en faisant évoluer des acteurs filmés en prise de vue réel le dans des gravures de Gustave Doré (Baron Prasil, 1961) ou dans des cartes postales (Na Komete, 1970).


Nous rêvons des paysages magnifiques d’un Schiele, d’un Klimt pour mettre en forme ce véritable hymne à la nature et au cycle des saisons, dont les changements rythment la vie de la Petite Renarde à travers des pages orchestrales somptueuses et rayonnantes.


Lors des «concerts optiques» que je crée depuis 2008 dialoguent musique jouée par un soliste et images que je conçois, dessine, puis projette et anime en direct grâce à une lanterne magique. J’ai eu ainsi l’occasion d’éprouver concrètement, lors de nombreuses représentations, le bonheur partagé de cette «fabrication en direct». Dans la continuité de ces expérimentations, je souhaite convier le public d’opéra à une véritable fabrique, à laquelle contribue toute l’équipe du spectacle présente sur le plateau dans un esprit de collectif. Des chanteurs aux régisseurs en passant par l’habilleuse, tous manipulent les caméras et tout se crée à vue :même les sous-titres sont «faits-main» et incrustés un à un dans l’image. La régie-vidéo, installée sur scène également, permet de composer en temps réel ce film tourné en plusieurs lieux à la fois : castelets miniatures, pour des fonds en cartes postales par exemple, de petites marionnettes ou des effets visuels, ou grandeur nature sur fonds noirs pour les chanteurs, installés dans des espaces délimités comme ceux du cinéma des premiers temps, auquel rend hommage Lars Von Trier dans Dogville.Chacun de ces «postes» appartenant à un dispositif scénographique global, y compris l’écran, pensé comme un véritable objet. En laissant toute sa place à la puissance et la sensualité de la musique et du chant interprétés en direct, nous explorerons le plaisir de voir l’image s’élaborer sous nos yeux dans ce «studio»... dont nous nous affranchirons rapidement : comment accompagner la Petite Renarde dans sa quête d’autonomie et de liberté, sinon en faisant exploser le cadre même de notre dispositif!


La liberté à tout prix : c’est en effet la quête de Bystrouška, elle qui veut grandir sans compromettre la vérité ni perdre son regard aiguisé sur le monde, elle qui revendique sa position marginale, elle qui s’érige en féministe croqueuse de poules et qui, même mariée, mère de nombreux renardeaux, cherche à garder les clés de sa vie et de son désir.


«Et je suis redevenue un animal sauvage
La forêt me sembla plus sombre que la nuit noire
Et je me sentais libre»


Janacek dessine le parcours de son émancipation, et nous la suivrons dans le théâtre tout entier, jusque dans les dessous par exemple où se trouvera le terrier du Blaireau, qui en défendra l’entrée depuis la fosse. Ou en invitant les spectateurs à prendre part aux réjouissances de son mariage avec le Renard Crinière d’Or : par un masque de papier distribué avec le programme, ils pourront eux-mêmes devenir animaux de la forêt pour composer une des images du film, tandis que parmi eux, un choeur amateur préparé à l’avance fera office de coryphée.C’est dans cette recherche d’expérience partagée que notre proposition s’enracine, pour mieux nous demander ensemble : entre humain et animal, peut-on apprivoiser le désir ?


Dans le livret de Janacek et suivant une tradition qu’on retrouve dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Esope puis de La Fontaine, la frontière entre bêtes et hommes est sans cesse remise en question. Nous nous amuserons à poursuivre ce brouillage de pistes, matière théâtrale par excellence. Il s’agit de questionner cette part de sauvage et de non-maîtrisé, cette animalité qui habite chacun de nous et que nous associons souvent - à tort ou à raison ? - avec une forme de liberté. Janacek en joue habilement en faisant dialoguer ce monde avec celui des frustrations, des vanités, des rancoeurs qu’expriment certains personnages, et les humains en particulier. L’opéra tout entier se construit en opposition avec cette menace morbide, comme le rêve merveilleux et érotique du Garde-chasse, courant après la Petite Renarde comme après l’incarnation de son propre désir : sans jamais parvenir à l’atteindre, à le dompter. «Aimais-je un rêve ?» se demande-t-il à la fin de l’opéra.


Bêtes anthropomorphes, hommes aux pensées sauvages : finalement n’est-ce pas la Petite Renarde la plus humaine de tous, elle qui questionne sans cesse son désir, qui se bat pour garder son autonomie, sa libre-pensée ? Nous suivons son parcours de femme renarde, enfant dont le premier mot est «maman», adolescente découvrant le désir, gagnant son indépendance, jeune femme amoureuse, mère enfin d’une nombreuse portée, puis rencontrant brutalement la mort. C’est le prix qu’elle est prête à payer pour sa liberté. Mais c’est aussi, par l’apparition finale d’une nouvelle petite renarde que le Garde-chasse ne parvient pas à capturer, le symbole de la renaissance du printemps dans le cycle des saisons.
Dans cette «nature éternellement jeune» de Janacek, la mort survient comme une jardinière, pour donner sa valeur à la vie.Après chaque représentation, les films réalisés, uniques, seront visibles en ligne, téléchargeables, partageables par le biais d’une interface ludique permettant d’en faire son propre montage, pour le plaisir des spectateurs présents et la pérennité de l’expérience : jetant des ponts entre théâtre et cinéma, pour défier toute finitude, en écho à la renaissance éternelle des petites renardes.

Louise Moaty

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