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L'Enfance à l'oeuvre

mise en scène Robin Renucci

: Entretien avec Robin Renucci

Immobilité, rêve, ennui, oisiveté... Ces états reviennent souvent lorsque vous évoquez votre nouvelle création. Quelle place occupent-ils dans la naissance d’une vocation poétique ?


L’Enfance à l’œuvre commence par le rêve. Déjà parce qu’il est nécessaire à l’élévation de l’enfant et ensuite parce qu’il est peu permis. Pour s’ouvrir à l’art et à la poésie, il faudrait qu’on puisse rêver, s’ennuyer, paresser. Mais nos sociétés sont tellement empruntes de pulsions, du « tout, tout de suite » que le désir est mis à l’écart. Or le désir diffère, dépasse; il cherche à voir quelque chose qui n’arrête pas le regard. « Désir » vient de desidere : ne pas être sidéré ; même pas par les étoiles, sidus, qui sont les plus lointaines des choses. Nos sociétés ne sont pas des sociétés de désir puisque le désir par essence ne se comble pas. Il est toujours à chercher derrière l’objet considéré et il n’est jamais assouvi. Tout ce qu’on essaie de faire passer pour des désirs – acheter ceci, posséder cela – n’est en fait qu’une succession de pulsions. Le marketing sait très bien qu’en confondant désir et pulsion, on peut obtenir les choses convoitées : c’est la mort du désir que d’être ainsi assouvi. Nos sociétés sont des sociétés pulsionnelles qui ne proposent d’autre ambition que la satiété, quitte à toujours être trop pleins – c’est pourquoi au XXIe siècle des humains obèses continuent à « devoir » manger tandis que d’autres humains crèvent de faim. Par ailleurs, nous ne laissons pas aux enfants le temps de la skholè, de l’« élévation ». Pourtant tout ce que nous construisons se bâtit depuis l’enfance.


Que faire si cette élévation dans l’enfance n’est pas advenue ?


C’est plus difficile, c’est certain, cela demande un travail. C’est pourquoi, nous, artistes responsables dans un cadre de politique culturelle, directeurs de CDN ou autres, sommes là. Nous sommes – nous devrions être en tout cas – des athlètes de la symbolicité. Les compagnies, les institutions culturelles doivent travailler avec leurs équipes à produire des champs symboliques pour développer l’imaginaire de celui qui est avec nous, le spectateur, qui construit le spectacle tout autant. L’Enfance à l’œuvre rappelle que l’éducation par l’art est nécessaire à tous les âges, que la sensorialité s’entretient, qu’inventer des mondes où vivre ensemble nécessite d’avoir une imagination expérimentée.


Les auteurs que vous choisissez n’ont-ils pas une inclination naturelle – ou surnaturelle, justement – à l’art ?


Certainement. Prenons l’exemple de Arthur Rimbaud, qui est peut-être l’extrême. Parce qu’il a eu l’exemple de Georges Izambard ou Paul Demeny, ses professeurs à Charleville, et parce qu’il avait incubé du latin et du grec de manière inouïe, il est devenu le poète qu’il a été. Cette alchimie entre la connaissance et une sensibilité particulière l’a mené à connaître sa propre émancipation et à ouvrir des voies inexplorées. La sensorialité s’apprend. La paresse, justement, l’ennui, l’oisiveté de l’enfant qui semble être arrêté mais qui en fait est en train de se projeter ; tous ces états sont propices à l’accroissement du désir. Effectivement, ce n’est pas donné à chacun. Parfois c’est dans le lieu intime, le cercle familial ; parfois c’est dans le cercle extérieur que se joue la rencontre avec la vocation. Par exemple, j’ai beaucoup appris, adolescent, par le milieu associatif. J’avais une famille favorable à l’art sans doute, mais c’est la rencontre avec le milieu associatif qui a été le déclencheur. Je travaille aujourd’hui à ce que chacun trouve ce déclencheur.


Les auteurs de ce spectacle se posent-ils donc en modèles pour vous ?


Ce sont en tout cas des humains qui ont fait ce travail pour nous et avant nous. Ils se sont posés ces questions et savent y répondre. La création est la plus grande des résistances. Ils nous tracent un chemin qui n’est pas celui de la productivité mais de ce temps de contemplation où se forgent des humains non inhumains, capables de s’élever, de symboliser, d’imaginer. « Qu’est-ce que tu fais, bouge-toi, fais quelque chose, trouve un travail, une occupation, etc. », on connaît tous ces phrases. Or il s’agit pour moi de réhabiliter cet état d’oisiveté apparente, ce temps très cher, qu’ils ont su prendre, pour s’ouvrir au rêve, à la poésie qui est pour moi le ferment de tous les arts.


Quelle forme souhaitez-vous donner à votre pièce ?


D’abord, la musique compte beaucoup pour moi. Il y a sur scène un piano et un magnifique musicien, Nicolas Stavy. Par ailleurs, j’ai fait appel à Nicolas Kerszenbaum pour qu’il m’apporte son regard amical et bienveillant à la mise en espace de ces textes. Ce n’est pas une séance de lecture : le spectacle repose à la fois sur des textes mais aussi sur du mouvement. Il s’agit d’engager la conversation avec le public grâce à des textes et aux morceaux joués. Avec Nicolas Stavy, nous avons tissé des correspondances d’un texte avec une partition, et inversement. Dès que Rimbaud, Proust apparaissent, on a envie de Rachmaninov, Schubert, Franck, Chopin. Il me semble que la musique ne doit jamais commenter mais entraîner l’autre à faire le spectacle avec nous. Comment amener une communion entre ceux qui le font et ceux qui y assistent, construire un univers qui unisse et rassemble les deux parts. Chacun peut faire avec art, ou ressentir avec art le monde qui l’entoure et sa propre vie. Le spectateur est en action artistique, dès lors qu’on le place au bon endroit d’exigence artistique. J’en reviens souvent à Jacques Copeau pour qui le spectateur doit sortir du lieu de théâtre en disant : « Il n’y avait rien sur le plateau mais les mots m’ont donné à voir. » Donner à voir, ce n’est pas la même chose que montrer. Je pratique beaucoup un théâtre du vide, qui laisse la place à l’autre. C’est une mission politique et poétique. Le spectateur fait un voyage. Si on montre, on ne rend service à personne : on s’ampute de cette bataille pour l’imaginaire qu’il faut aujourd’hui mener pour vaincre la désymbolisation qui nous est proposée au quotidien par ces images toutes faites qui ne laissent pas de place au rêve. L’imagination est le contraire de l’obscénité, c’est-à-dire du fait que tout soit toujours montré. Ce volontarisme nous empêche d’être des humains imaginatifs, qualité qui nous constitue justement comme humain.

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