: Plus le désespoir est grand, moins les mots sont nécessaires
Entretien avec Hanna Krall par Piotr Gruszczynski, dramaturge au Nowy Teatr, 2021
Piotr Gruszczynski : Quand avez-vous entendu parler pour la première fois d’Izolda Regensberg ?
Hanna Krall : C’était en 1988, par l’intermédiaire d’une dame qui m’a téléphoné pour m’informer
qu’une certaine Izolda Regensberg voulait qu’un livre soit fait sur elle et qu’elle m’avait choisie
pour l’écrire. Cette année-là, je suis allée à Jérusalem pour participer à un congrès sur l’histoire
et la culture des Juifs polonais. C’était un grand événement, avec un millier de participants venus
du monde entier dont deux cents de Pologne. Et notamment Znak, Jerzy Turowicz, Jan Błon ́ ski,
des historiens comme Henryk Samsonowicz. C’était pour la plupart la première fois qu’ils venaient
en Terre Sainte. Ils étaient très émus et je l’étais aussi car j’y ai découvert quelque chose.
Les débats avaient lieu au sein des sections théologies, littéraires, ethnographiques, nous parlions
de l’origine des Juifs en Pologne, de la façon dont ils priaient et chantaient, de leurs façons de
s’habiller, de leur nourriture. On se penchait sur les Juifs polonais comme sur une civilisation
morte, une civilisation qu’il fallait étudier, décrire car elle n’existerait plus que dans les livres
et les souvenirs.
Le congrès fini, je suis allée à Haïfa rendre visite à Izolda, mon éventuelle héroïne. C’était une
belle femme âgée. Elle avait des cheveux argentés et de grands yeux de couleur marron, portait
des soieries et vivait dans une belle maison, chez sa fille. Nous avons discuté, puis avons poursuivi
notre conversation par téléphone à mon retour à Varsovie. De ces échanges est né le récit Wygrana wojna Izoldy R. [La Guerre gagnée par Izolda R.]. Malheureusement, le livre n’a pas répondu
à ses attentes. « Je vous ai raconté tant de choses, ça devait être un grand Buch (livre), m’a-t-elle
dit et vous avez fait quoi ? Un livre minuscule. J’y ai mis mon cœur, mon désespoir, mes larmes,
et vous alors ? » Je lui ai répondu que plus il y avait de désespoir, moins il fallait de mots.
P.G. : Izolda connaissait-elle vos textes ?
H.K. : Oui. C’est pourquoi elle a fait appel à moi. Mais elle avait sa propre vision de ce à quoi
devrait ressembler son « grand Buch ». Elle m’en voulait comme on en veut à une couturière à
qui l’on a confié un tissu magnifique et qui y taille une robe simple et sobre. On s’attend à des
froufrous, des dentelles, des manches bouffantes mais ce n’est pas du tout ce qui nous est livré...
D’après moi, les belles formules, les broderies et autres ornements littéraires étaient inutiles et
déplacés. Il est très facile d’adopter un ton inapproprié lorsqu’on parle de la Shoah. Après toutes
ces années d’écriture, j’ai le sentiment que la Shoah ne peut être racontée.
D’ailleurs, Izolda ne
pouvait pas raconter son histoire à ses petites-filles au sens littéral, car elle ne parlait pas l’hébreu
mais également parce que cette histoire ne se laisse pas raconter.
P.G. : Izolda avait-elle mentionnée au début de votre travail qu’elle souhaitait faire un film de son récit?
H.K. : Tout à fait. Dans son esprit, je devais écrire un livre bien épais dont Hollywood se serait emparé pour en faire un film avec Elizabeth Taylor dans le rôle principal. C’était son idée, et Izolda avait pour habitude de mettre en pratique chacune de ses idées, elle était convaincue que cette fois-ci aussi elle y parviendrait. Alors qu’Elizabeth Taylor tournait en Israël, elle s’est rendue à l’aéroport pour rencontrer la star hollywoodienne. Les agents de sécurité ne voulant pas la laisser passer, elle s’est exclamée : « Mlle Elizabeth, vous devez incarner mon personnage ! Je vais tout vous raconter, j’ai survécu à Auschwitz ». En Israël, prononcer le nom d’Auschwitz a une grande portée, les agents de sécurité lui ont alors demandé de s’expliquer. Elle leur a livré son récit, sa traversée des terribles épreuves, son expérience unique et la nécessité de raconter cette histoire dans un film dont Elizabeth Taylor serait l’interprète. L’un des agents lui a alors conseillé de commencer par écrire un livre. C’était donc ça, l’origine de ce projet : un conseil d’un garde du corps.
P.G. : Avez-vous cru que cela pourrait se faire ?
H.K. : J’ai en effet cru que c’était réalisable après en avoir parlé avec le réalisateur scénariste et ami Krzysztof Kieslowski. Je ne savais pas si on arriverait à avoir Elizabeth Taylor mais pourquoi pas ? Krzysztof Kieslowski pensait que cette histoire d’une femme qui se bat pourrait plaire aux Juifs américains qui, pour la plupart et tout comme Hannah Arendt, ne parvenaient pas à comprendre comment les Juifs avaient pu se laisser traîner jusqu’à Auschwitz.
P.G. : Que s’est-il passé après l’écriture du premier texte ?
H.K. : Nous avons continué à nous voir. Izolda venait à Varsovie et j’allais à Vienne où j’ai fait
connaissance de son mari. Il était très beau, un type dont on peut aisément tomber amoureuse – sa
photo se trouve dans le livre. J’ai souhaité discuter seule avec lui ce qu’Izolda a accepté. À la
question « Comment était votre femme durant la guerre ? » il répondit après un moment de
réflexion : « pas raisonnable du tout ». Il avait probablement raison.
Le livre qui a suivi, Le Roi de cœur, je l’ai écrit pour moi et non pour elle. Il traite, entre autres,
de la supériorité de la folie sur la raison. Izolda était possédée par cette folie.
Par exemple, à Auschwitz, elle sera interrogée par le docteur Mengele et alors qu’il lui faisait passer
un examen, Ielle n’aura cessé de donner des réponses fantasques telles que « Combien de fois le
cœur bat-il par minute ? — Cela dépend si l’on a peur et à quel point »répondit-elle. Cela semble
avoir beaucoup plu au docteur Mengele.
Ce que racontait Izolda n’était pas plausible mais je faisais confiance à mon instinct, je sais quand
les gens veulent embellir les choses, rendre la réalité plus belle ou plus effrayante. Je la croyais
mais ses histoires paraissaient si romanesques... Un officier de la Gestapo lui offre du café et du
gâteau, et elle lui avoue qui elle est et quel est son vrai nom. Le prêtre qu’elle rencontre à l’aumônerie
militaire et qu’elle ira voir ensuite à plusieurs reprises à l’hôpital lorsqu’il tombe malade, lui apportant
des citrons, demeurant assise à ses côtés alors qu’il est mourant. Pour dissiper mes doutes, j’ai
demandé à un ami prêtre, Aleksander Seniuk, qui travaille au musée de l’archidiocèse de Varsovie,
de vérifier si un religieux de l’aumônerie militaire était effectivement mort de la tuberculose à
l’hôpital de Wola en 1943. Lorsqu’il revint quelques jours plus tard me remettre un document
qui attestait de la véracité des dires d’Izolda,cela m’a bouleversée. J’avais l’impression que
Paulin ́ ski lui-même était venu me voir. Il avait vraiment existé.
Quelques semaines plus tard, ne parvenant pas à trouver au Musée d’Auschwitz des documents
concernant Izolda, j’ai sollicité un ami de Vienne, Krzysztof Poboz ̇y qui m’a très rapidement fait
parvenir la liste d’un transport de Juifs de Vienne déportés à Auschwitz. Sur la liste figurait un
nom aryen raturé, Richtig, sur lequel il était inscrit à la main : Izolda Regensberg.
Tout était donc vrai, le café offert et l’aveu de sa véritable identité. Je sais que tout peut arriver,
mais comment la vie peut-elle se donner tant de mal pour écrire le fin mot de l’histoire ?
P.G. : On a le sentiment d’un scénario impossible, si riche en rebondissements et en événements inattendus qu’il en devient invraisemblable.
H.K. : Et pourtant tout cela est vrai. Tout ce que l’on voit dans le spectacle l’est aussi, tout est
authentique. Par exemple, dans le monologue de Maja Komorowska que j’ai écrit spécialement
pour l’actrice, j’ai rassemblé les histoires de deux jeunes filles âgées d’environ huit ans. Le rabbin
Schudrich m’a raconté un jour qu’une femme blonde aux yeux bleus était venue le voir, une
femme polonaise typique. Pendant la guerre, cette femme alors jeune fille habitait dans une école
par la fenêtre de laquelle elle avait vu un Allemand tirer sur une fille qui se trouvait sur le terrain
de football. Pendant un court instant, les deux enfants, qui avaient quasiment le même âge, ont
échangé des regards. Devenue adulte, elle a interrogé le rabbin : « Monsieur, elle est en moi, elle
ne veut pas s’en aller, qu’est-ce que je suis censée faire d’elle ? » Plus tard, lors d’une séance de
signatures au salon du livre, une dame s’est approchée de moi et m’a dit :
« Je suis cette Polonaise typique. Je l’ai vue vaciller sous l’impact de la balle... »
L’autre histoire est plus personnelle, elle concerne Wiesia Grochola, mon amie d’enfance. Dans
le journal que m’a confié sa fille, j’y ai découvert l’histoire d’une fille au pull bleu marine à liséré
rouge dont je me suis inspirée pour le spectacle. En un mot : tout ce qui est dit sur scène, même si
certaines histoires sont fondues en une seule, a réellement eu lieu.
P.G. : Pensez-vous qu’Izolda serait heureuse que ce spectacle ait vu le jour ?
H.K. : Oui, certainement. Surtout que son personnage est joué par Elizabeth Taylor ! Le spectacle lui aurait davantage plu que mon livre. C’est certain.
P.G. : Le mécontentement d’Izolda vous a-t-il pesé ?
H.K. : Oui. Izolda et moi avons entretenu des contacts pendant vingt ans. De temps à autres, elle me disait attendre, et je lui répondais que je ne savais pas faire ce qu’elle me demandait. Des amis, Jolanta Lothe et son mari Piotr Lachmann qui avaient monté une pièce sur Izolda dans leur Videothéâtre Poza, ne cessaient de me répéter qu’il fallait absolument que j’écrive son histoire. J’ai donc retrouvé Izolda. Elle est venue à Varsovie, a pris une chambre à l’hôtel universitaire de la rue Belwederska et pendant plusieurs semaines, je suis allée la voir tous les matins comme on va tau bureau ou à l’usine. Elle m’a raconté ce que je connaissais déjà. J’ai à nouveau posé des questions, elle a répété l’histoire – mon cœur, mon désespoir, mes larmes. Tout le monde lui a ensuite dit que Le Roi de cœur était un bon livre, mais pour elle ce n’était toujours pas assez. N’y a-t-il pas assez de larmes dans ce livre ? Comment mesure-t-on les larmes ? Existe-t-il un compteur de larmes ?
P.G. : Avez-vous enregistré ces conversations ?
H.K. : Je n’enregistre jamais. Je prends des notes.
P.G. : Appréciez-vous Izolda ?
H.K. : Je l’aimais beaucoup. Je l’aimais plus qu’elle ne m’aimait. Je la plaignais, sachant qu’une
fois de plus je n’écrirais pas d’une manière conforme à ses souhaits et qu’elle demeurerait insatisfaite.
Izolda n’a jamais cessé de se justifier. Elle avait le sentiment que son mari lui en voulait, que sa
défunte mère lui en voulait, ainsi que sa belle-mère et ses belles-sœurs, elles aussi assassinées.
Le monde entier lui en voulait.
Je me souviens qu’Izolda avait deux voix. La sienne, la vraie, et une voix aryenne, dure, aiguë
et querelleuse, une voix du temps de l’Occupation. Chaque fois qu’elle me faisait des reproches
ou qu’elle cherchait à se justifier aux yeux du monde, elle empruntait ce ton querelleur.
P.G. : Izolda avait-elle un sentiment de culpabilité ? Sinon, pourquoi se justifier ?
H.K. : Je ne crois pas qu’elle se sentait coupable, mais elle se justifiait parce que le monde entier l’accablait de reproches, le monde entier en la personne de son mari. Tous les membres de leurs familles respectives ont péri. Tous. Sœurs, maris, enfants. Lui ne pouvait rien faire car il était emprisonné, mais elle en était sortie.
P.G. : Puisqu’Izolda n’a jamais été satisfaite de vos récits, avez-vous pensé à abandonner ce travail et à le proposer un autre auteur ?
H.K. : Non. Je voulais écrire parce que j’étais persuadée d’avoir affaire à un personnage extraordinaire.
Elle était quelqu’un d’extraordinaire. Je me suis souvent demandé comment je me serais comportée
à l’époque. Et je pense que j’aurais été la fille raisonnable, conforme, pas comme Izolda la folle,
mais davantage comme son amie Janka avec qui elle a partagé les horreurs d’Auschwitz. Les deux
femmes se sont retrouvées après la libération du camp. Chacune avait désormais sa couverture,
la soupe ne contenait plus de sable, les gardes faisaient partie de la vieille Wermacht décrépite,
ce n’étaient pas des SS. Dès lors, elles pouvaient tranquillement attendre la fin de la guerre. Mais Izolda était pressée de retrouver son mari et s’est s’enfuie. Janka, la raisonnable, est restée.
Et seule Izolda a survécu, quand Janka est morte du typhus à Bergen-Belsen, lors de la grande
épidémie qui a également tué Anne Frank.
Izolda avait une force intérieure que son mari n’arrivait pas à supporter. Son histoire était unique,
et Izolda spéciale, trop pour son mari probablement. Il l’a quittée. Et quand leur couple s’est
reformé, sa mémoire défaillante ne lui permettait plus de se souvenir qu’il l’avait abandonnée.
C’est d’ailleurs la source d’une scène du spectacle qui m’émeut particulièrement.
P.G. : Le spectacle juxtapose l’histoire d’Izolda et celle d’Ulysse racontée par Homère, en admettant qu’il ait jamais existé.
H.K. : Initialement, il m’a semblé que l’errance était le sujet commun du livre et du spectacle, l’errance vers l’inaccomplissement, l’errance sans fin. Krzysztof Warlikowski y a ajouté la question de l’immortalité, disant qu’Ulysse rejette Calypso qui lui offre l’immortalité, tandis qu’Izolda désire l’immortalité. Hollywood et Elizabeth Taylor représentent son immortalité.
P.G. : Il y a aussi un troisième thème très important, à savoir comment raconter une histoire.
H.K. : ... et le fait qu’il est impossible de raconter certaines histoires. Comment exprimer l’indicible?
P.G. : Que pensez-vous du terme « documentaire/fiction » de Lanzmann ?
H.K. : Je pense que le film n’est pas du tout un moyen adapté pour raconter la Shoah. Peut-être que Le Pianiste de Roman Polanski y fait exception, car c’est un film honnête et sobre. Je pense que le média cinématographique ne convient pas, car un film se veut vraisemblable et assène que le choses se passent vraiment sous nos yeux. Au théâtre tout est faux et c’est beaucoup mieux, on ne triche pas. Au théâtre, les fantômes sont avec nous. J’aimerais que notre Odyssée exerce aussi une telle magie...
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