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L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer

+ d'infos sur le texte de  Copi
mise en scène Raphaël Bouvet

: Note d’intention

I L’AUTEUR ET LA PIÈCE


Le désir de monter ce texte ne me quitte plus depuis que je l’ai découvert, il y a quelques années.
Copi, chef d’orchestre enfantin d’un théâtre « baroque » et outrancier, mélange les registres (boulevard, grand-guignol, tragédie, policier, absurde, mélodrame) ce qui offre une matière riche pour la mise en scène. Il utilise et détourne les codes du Vaudeville pour, sur un mode burlesque délirant, traiter des thèmes graves comme la marginalité, le déracinement, l’enfermement. Par là, il arrive à un mariage puissant du comique avec l’effroi et le désespoir. De cet enchaînement de situations rocambolesques ou obscènes, décrites avec un humour dévastateur et dans un style d’écriture se servant d’un langage simple et direct, parfois vulgaire, naît un univers poétique étrange qui me touche particulièrement. Cet auteur est devenu, pourrait-on dire, un classique du théâtre de la seconde partie du XXème siècle, car son théâtre est universel et demeure actuel. Même s’il n’est pas militant, il reste provocant car, entre autres, il parle d’une minorité sexuelle. L’homosexualité est de nos jours mieux acceptée que dans les années 70, mais l’homophobie et l’intolérance restent aussi une réalité.


Cette pièce de Copi est celle qui m’inspire le plus car l’intrigue amoureuse est centrale. En effet, cette farce tragique raconte la terrible histoire d’un triangle amoureux hors-norme. L’auteur dépeint le parcours de trois personnages louches excentriques cruels et attachants qui vont tenter, chacun à leur manière, dans un monde hostile, de sauvegarder ou d’acquérir l’amour de l’être aimé.
Ce sont également des individus déportés, isolés, déracinés, exilés, bannis, à la marge de la société, des prisonniers en liberté surveillée enfermés dans leurs propres névroses, qui vont tenter de s’échapper et de se sauver.
Bien que les personnages soient transsexuels, il s’agit plus ici, en fait, d’homosexualité dans ce qu’elle a de l’inconfort de se situer parfois entre le masculin et le féminin, et de la malédiction d’être hors d’une norme stable.
De ce choix d’un objet de désir et d’un rôle sexuel qui a priori ne sont pas ceux attribués par les organes génitaux, résultent un certain nombre de manifestations : une sexualité sur-exprimée au monde, le travestissement comme tentative de rejoindre un schéma hétérosexuel stéréotypé, l’avortement de la procréation, le fait de vivre dans un fantasme de ce que l’on voudrait être, la rechercher vaine de ce soi idéal à l’aide des artifices, du jeu, du théâtre.




II MISE EN SCÈNE


Le but de ma mise en scène est de transposer le délire du texte dans les corps et les images scéniques. Parallèlement à l’histoire d’amour, je m’appliquerai à mettre en relief certains aspects de l’histoire : la relation sado-masochiste fondant le couple Madre-Irina, les antagonismes d’univers des personnages, le thème de l’auto-destruction, le mensonge, le rapport difficile à l’extérieur.


Les personnages sont des transsexuels mais Madre et Irina sont opérées, donc devenues femmes et Garbo reste une femme malgré son membre viril ; de plus, l’univers fantasque de Copi (Irina enceinte, sexe d’homme greffé de force à une femme, etc…) et son propos sur la confusion des genres permettent une grande liberté quant au choix des acteurs ou actrices, toutes les solutions et combinaisons étant possibles.


Dans le thème du transsexuel ou travesti, plus que l’androgynie ou en tout cas le contraste entre corps mâle et attributs féminins (gestes, vêtements, etc …), c’est la construction d’une féminité grâce à des codes corporels qui m’intéresse.
En effet, le genre réside en fait plus dans le corps culturel que l’on se construit, à travers une fabrication de gestes, de mouvements, d’actes.
L’option que je choisis est de confier ces rôles à des actrices afin de situer cette féminité artificielle ailleurs que dans le simple travestissement. Il s’agira pour les comédiennes jouant des transsexuels de retrouver, par un langage corporel codifié, la dimension construite d’une féminité stéréotypée et la sur-affirmation du genre.


En plus d’atteindre l’endroit de jeu particulier à la tragi-comédie, à travers le rythme et les codes imposés par le registre du vaudeville, le travail avec les comédiennes s’axera sur la composition du personnage, en partant de vocabulaires chorégraphiques construits et autres éléments physiques (animalité, tics, actions physiques à effectuer, contact avec les objets, précision et énergie dans le mouvement, répétition de gestes, arrêts sur image, etc…).


En outre, je veux créer un chœur qui, apparaissant ponctuellement, permettra d’élaborer des images accentuant l’aspect hallucinatoire de certaines situations et de représenter concrètement la schizophrénie des personnages.
Entre chœur tragique et chorus de comédie musicale, il pourra être une présence physique muette, et de temps en temps, participer à la parole d’un personnage (passage de relais du texte, répliques dites en chœur, chuchotements, bruits vocaux en arrière-fond soutenant les intentions, utilisation d’un corps de comédien avec la voix d’un autre pour recomposer le personnage, etc…).
Ainsi, un personnage à un instant donné, sera représenté par une multiplication de celui-ci en un mini-commando de clones.
En faisant un pas de côté quant au réalisme, l’objectif de la création de ce choeur sera de représenter plusieurs choses : la pression du groupe vis-à-vis de l’individu, le dédoublement de personnalité ou la duplicité de chaque personnage, le morcellement d’Irina, la métaphore de l’esprit qui s’éparpille puis qui se recentre, la multiplicité des sentiments, et le kaleïdoscope de démons intérieurs ou pulsions refoulées.


Grâce, donc, au travail d’écoute et de rythme vocal et corporel du groupe, on aura une vision des « forces en présence », et une illustration visuelle de la fragmentation, décomposition et recomposition des identités des protagonistes.


1) LES PERSONNAGES
Les personnages sont des clowns ultrasexués, des archétypes dignes d’un conte des Grimm (petit chaperon rouge, fée, marâtre-sorcière), à commencer par le nom dont les affuble l’auteur : Madre figure la mamma méditerranéenne. C’est une matrone imposante oscillant entre marâtre et mère attentionnée envahissante. Personnage brutal, autoritaire, sanguin et possessif, elle a le côté terrien, vulgaire, et pragmatique d’une ménagère et l’érotisme gitan d’une mère maquerelle.
Garbo est un être habitué au luxe, raffiné, aristocratique, hautain, éthéré, profondément romantique et à fleur de peau. Star froide au glamour désuet et aux manières affectées qui vit dans sa bulle de fantasmes romanesques, elle est aussi une artiste ratée, et malgré sa nature angoissée et dépressive, elle sait être « militaire » quand il le faut.
Irina, personnage central enjeu des désirs, incarne l’objet sexuel par excellence. C’est l’exemple type de la femme-enfant : fragile, vulnérable, dépendante, inconsciente, sexy. C’est aussi une nymphomane hystérique, animale, déséquilibrée, obsédée par le fait de plaire, perverse et auto-destructrice.
Je travaillerai sur ces trois univers antagonistes pour aboutir à une « exacerbation » de ceux-ci à travers le costume, la manière de parler, le mouvement, et par conséquent au choc résultant de la confrontation de ces caractères.


a) Le corps
L’attitude corporelle de ces créatures est un ensemble de signaux donnés au monde, à la fois stigmate de névroses, extériorisation du « bagage » du personnage et vitrine de son soi rêvé. Sans perdre de vue la correspondance entre états émotionnels et manifestations corporelles ainsi que le souci du rythme, par le biais d’un travail sur le mouvement explorant les codes culturels de la féminité, je m’attacherai à mettre en valeur l’idée de construction de cette dernière.
À partir d’une recherche sur les clichés corporels (démarche, gestes, poses), j’établirai un vocabulaire chorégraphique propre à chaque personnage, utilisable en continu. Celui-ci aura pour bases le flamenco pour Madre, la gestuelle de films muets hollywoodiens pour Garbo , les poses de pin-ups pour Irina.
Parallèlement, un travail physique autour de la désarticulation et la cassure accompagnera théâtralement le processus d’auto-destruction engagé par Irina.


Les genres se mélangeant constamment, le travail corporel s’appuiera aussi sur ce va-et-vient entre attitudes physiques masculine et féminine : Garbo adoptant une démarche militaire puis déployant les coquetteries d’une icône du glamour, Irina jonglant entre attitude d’écolier sage et démarche de prostituée, Madre alternant les manières d’une mère respectable et la rustrerie d’un bagnard.


Ce passage d’un sexe à un autre se manifestera également par une utilisation des vêtements rappelant le caractère interchangeable des rôles (d’un uniforme de général on passera brusquement à une robe de cocktail pour Garbo).


b) Costumes, maquillage et accessoires
J’envisagerai le costume comme un  « décor-portatif » qui définit et raconte le personnage, en complémentarité avec le jeu (appartenance sociale, statut financier, psychologie, origines culturelles).
En plus de cela je m’efforcerai de creuser davantage les différences grâce entre autres à la symbolique des couleurs : le blanc (Garbo), le rouge (Irina) et le noir (Madre).


Le rouge sera aussi le fil conducteur du calvaire d’Irina : Souffrante au début, battue, puis s’auto mutilant, la couleur de ses accoutrements finira par la recouvrir totalement. Ainsi, dans la dernière scène, costume, visage, corps et cheveux seront écarlates, lors de l’agonie finale. On sera passé du rouge de l’enfance et de l’érotisme à celui du sang et de la mort, en préférant la transposition au réalisme gore.


Cette manie chez les héroïnes, de brouiller les pistes, de falsifier les identités et de dissimuler (mensonges, cachotteries, calculs, dossiers secrets, fausse parenté, travestissement, etc…)fait que chacun (se) joue une comédie et se met lui-même en scène en vue de plaire ou de tromper. Ce jeu de rôles, mécanisme habituel pour les protagonistes (versatilité que l’on retrouvera d’ailleurs dans le chœur) forme un carcan offrant paradoxalement une jouissance et une liberté enfantines.


Je veux traduire cette notion de faux-semblants, de mixture entre vrai et faux, en accentuant l’utilisation des artifices du maquillage et du costume : chaque nouvelle apparition du personnage sera prétexte à arborer une nouvelle tenue, une nouvelle coiffure. Cette fréquence de changements mènera à une évolution du costume, et donc de l’image du personnage. Comme les costumes, les accessoires seront de couleurs choisies en fonction de la personne à qui ils appartiennent ou du lieu auquel ils sont liés et constitueront un important appui de jeu.


Je donnerai une véritable fonction aux objets : d’une part, il s’agira de les utiliser pour leur présence plastique (un renard blanc, une couverture - doudou) et d’autre part je développerai un travail autour de la prise en compte, de la manipulation de l’objet et du contact avec celui-ci, qu’il soit partie du décor, vêtement ou accessoire. En lien avec la notion de mascarade, on jouera avec la matière-tissu à partir de pistes comme : s’emballer, se draper, se cacher, se parer, se voiler, se dévoiler, se devêtir, s’emmitoufler…
Ayant envie d’aborder la mise en scène aussi comme un travail pictural, j’utiliserai les lignes, formes, matières, couleurs (drapés, volumes, traînes de tissu…) des objets et vêtements afin de composer des images en les agençant.
Je me servirai encore du placement des corps et de leur « tracé » dans l’espace (divers niveaux de hauteur, variété des positions corporelles…) pour trouver des équivalences plastiques au sens des situations et de l’action.


2) LEUR ENVIRONNEMENT
a) Scénographie
Le lieu représenté est la pièce à vivre du couple Madre-Irina. Contrairement à la sur-exposition des costumes, je créerai un décor « invisible » et donc multiple, une sorte de non-décor. En partant de l’idée de plateau nu, de la boîte noire du théâtre, il aura pour vocation de tenir le rôle d’un espace mental où inconscient, fantasmes et fantômes du passé pourront s’exprimer. Par là, sans pour autant être abstrait, l’intérieur de la maison de Madre et Irina pourra tour à tour se lire comme l’image d’un No-man’s-land désolé, d’une cave, d’une cellule de prison, d’un terrier, d’un abri, d’un caveau, d’une zone de quarantaine, d’un grenier où ont lieu des jeux d’enfants interdits, etc…


La scénographie sera composée d’éléments réalistes évoquant de manière minimale le décor caractéristique du vaudeville : un tapis, un pan de fond, un canapé central, un fauteuil, une table, deux entrées symétriques à cour et jardin. Mais tous ceux-ci seront recouverts d’un aplat noir mat afin de donner à voir l’écrin funèbre de velours noir de cette tragédie.
Le noir du décor participera ainsi à la mise en valeur du thème de l’enfermement et de la solitude des personnages qui seront donc isolés visuellement, leurs silhouettes se détachant d’autant plus sur l’arrière-plan ne renvoyant aucune lumière.


b) Lumière
La création lumière n’aura pas pour but de créer une atmosphère naturaliste mais plutôt de soutenir l’idée d’un cauchemar ou d’une hallucination, au moyen d’une lumière diffuse variant du brouillard aux ténèbres, en passant par un éclairage cru de supermarché. Globalement, elle tendra vers un effet d’aplat, s’approchant d’une imagerie en deux dimensions.
Afin de rendre les peaux blafardes et maladives, de suggérer l’ambiance frigorifique de la Sibérie, et celle de lieux urbains glauques ( en lien avec le vécu des personnages), l’éclairage général de la pièce à vivre sera froid. On utilisera toutes les nuances, de blancs-néon, blancs-bleutés, bleus-verts, bleus, jaunes-verts, etc… À part, en fond, un espace dans l’encadrure donnant sur la chambre d’Irina (entrée à jardin) sera plongé dans une lumière rouge-violet évoquant un lupanar.


Les lumières chaudes ne seront utilisées qu’à certains moments particuliers de la pièce et proviendront essentiellement de sources présentes sur le plateau et manipulées par les comédiennes dans l’obscurité (chandelles, lampe-torches, briquets).
Le moment sombre et troublant de l’interrogatoire-analyse d’Irina dans lequel on sent la volonté chez Garbo de percer le mystère de l’être aimé (scène IX) prendra cette forme, par exemple.
Les changements d’éclairage s’axeront autour des nuances colorées, et des variations d’intensité -rendant les choses difficiles à distinguer- pouvant aboutir parfois à l’absence totale de lumière de laquelle nous parviendront uniquement les sons des voix.


c) Son
La Sibérie, l’environnement hostile et glacial des protagonistes porteur d’une menace omniprésente, à la fois réelle et imaginaire, existera principalement par le son.
De la porte d’entrée (cour) proviendront ponctuellement , ou en continu de manière sourde, des sons inquiétants (hurlements de loup, aboiements de chiens, vent, tempête de neige, etc…) qui engendreront des réactions de terreur à répétition chez les protagonistes, et créeront une atmosphère propice à la paranoïa et au sentiment d’insécurité. Cette vigilance quant au danger extérieur renforcera l’idée de liberté surveillée de ces hors-la-loi en sursis.


Garbenko et Pouchkine sont des personnages importants mais « satellites », c’est pourquoi, voulant me focaliser sur le trio des femmes, je ne les ferai pas apparaître sur scène, mais seulement en Off. Ils ne seront donc présents que par leurs voix.
Je les assimilerai ainsi à la présence des éléments extérieurs invisibles, presque au même titre que les sons venus de derrière la porte d’entrée. Par là, ils seront mis au même niveau d’ambiguïté, entre réalité et fantasme, que les autres sons.


d) Rythme
La musicalité de la représentation est un élément essentiel pour moi. Outre la mécanique effrénée propre au style cousin de Feydeau, le rythme de la mise en scène s’appuiera sur plusieurs outils : les interventions ponctuelles de la bande son, la tonicité vocale et la rythmique corporelle interne des comédiens et enfin les apparitions du chœur.




III CONCLUSION


Dans la rencontre de ces héroïnes par laquelle se manifeste « la difficulté de s’exprimer », on termine sur l’auto-ablation de l’organe de la parole : la langue, et l’on assistera finalement au craquèlement des masques et à la chute des postiches.
Ma préoccupation première sera de rester fidèle à l’univers poétique de Copi, en partant toujours du sens du texte pour développer mes options de mise en scène.
J’élaborerai un spectacle hybride, mélangeant naturalisme, conventions théâtrales fortes, et onirisme, à l’aide de moyens simples, qui traitera des limites entre les genres.
La peinture de ces individus au tempérament excessif, se basant sur des stéréotypes, n’en sera pas pour autant dénuée des nuances et des subtilités nécessaires pour rendre leur complexité et donc leur humanité. Enfin, en provoquant, le rire, l’émotion, parfois l’épouvante, j’ambitionne de toucher et de concerner un public large car il m’importe que ce spectacle soit contemporain et exigeant tout en restant accessible.

Raphaël Bouvet

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