: Note du traducteur
Pierre Judet de La Combe
Eschyle peut-il s’y retrouver ?
On pourrait se dire que se mettre à traduire l’Agamemnon d’Eschyle, tragédie étonnamment opaque
est difficile, est une épreuve. Parce qu’on sait que pour traduire il faut comprendre (ça vaut mieux)
et que pour comprendre il faut surtout s’imposer longtemps de ne pas comprendre, si on veut sortir
des clichés sur le tragique, la tragédie, la Grèce, etc.
On sait qu’il faut s’imposer de douter du sens de chaque mot, de chaque lien entre les mots, de
chaque interprétation reçue, qu’il faut faire le philologue. Tout simplement parce que Eschyle est
un écrivain exigeant, qu’il travaille sans cesse sa langue de syllabe en syllabe, parce qu’il ne dit rien
qui n’ait déjà été dit par les autres, Homère, Hésiode, Solon et tous ceux qu’on a perdus, mais en le
décalant, en y introduisant des suspens, des précipitations, des catastrophes au coeur des phrases
qui font qu’il y a sa langue, celle des corps qu’il fait parler et pas celle d’un autre, pas la nôtre.
On pourrait se dire que c’est perdu d’avance, que jamais on n’atteindra l’épaisseur et la précision de
ce langage, de ce brassage permanent et hyper-réfléchi de la tradition, de ses sons, de ses rythmes,
de ses phrases. On pourrait être d’autant plus découragé que pour parvenir à percevoir, un peu, cette
précision, il faut sans cesse analyser les mots, les mettre à plat, c’est-à-dire stopper la parole, la tuer
d’une certaine manière, puisque le texte est d’abord mouvement, expérience ouverte.
Mais ce serait hypocrite de ne parler, quand on traduit Eschyle, que d’épreuve, d’ascèse et de frustration.
C’est trop vertueux.
Il y a bien, d’abord, cette analyse potentiellement mortifère et pourtant indispensable du texte, sa
mise en pièces pour voir ce qu’il sait faire, pour le respecter en fait. Il y a donc le désarroi devant
cette complexité à transmettre dans chaque phrase, et surtout dans celles du choeur, qui est la base
de toute la pièce.
Mais il y a surtout, une fois l’analyse faite, le plaisir de la quitter, le plaisir de transformer ce que l’on
a pu comprendre de la complexité du sens en expérience, en mouvement, en déséquilibres, trajets,
au moyen de sa propre langue. On renonce à beaucoup, mais en choisissant ses mots et surtout,
puisque les mots sont en fait faciles à changer, en choisissant la forme des phrases, leur impulsion
syntaxique première on travaille non à être fidèle, mais à ouvrir du temps, du nouveau – autant qu’on
y arrive. On y arrive mieux en écoutant d’abord les acteurs tisser des aventures complexes et surprenantes
au fil des mots. On apprend à être clair (ou à le vouloir) sans simplifier, puisque Eschyle ne
simplifiait pas, et se faisait entendre.
Mes commanditaires pour cette traduction, il y a plusieurs années déjà, des forçats du plateau,
Alain Fourneau et Suzanne Joubert, m’ont appris à entendre ces parcours d’interprétation, avant
que Mireille Guerre n’adopte ce texte et les individus peu recommandables qu’il met au jour.
Eschyle, Agamemnon, traduit et commenté par Pierre Judet de La Combe, Paris, Bayard, 2004
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