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L'Etranger

mise en scène Jean-Claude Gallotta

: Entretien avec Jean-Claude Gallotta

Propos recueillis par Claude-Henri Buffard

Pour la première fois, tu te saisis d'une oeuvre littéraire, l'Étranger, pour entretenir un rapport très personnel sur la scène avec elle et son auteur. Quel est donc ton lien à ce livre, à cette pensée?


La pensée de Camus, qui exprime bien le tiraillement entre, je dirais, "l'honnêteté humaniste" et les exigences du combat politique, m'a toujours paru essentielle. Elle est ainsi très proche de nous. Ce n'est pas une pensée qui fait peur. Si elle impressionne, c'est par sa clarté. Il y a peu d'oeuvres qui vous accompagnent comme cela tout au long de la vie. Elle est pour moi ce que Valéry appelait une "philosophie portative".


Comment, et pourquoi, aujourd'hui, as-tu éprouvé la nécessité de faire entrer en contact ce roman et ta danse?


Il arrive parfois qu'un projet trouve son origine dans les aléas de la vie de la compagnie. Cette saison, entre les différentes tournées, nos trois danseurs permanents (Ximena Figueroa, Thierry Verger, Béatrice Warrand) avaient des moments de liberté. J'avais très envie de faire quelque chose avec eux trois, qui m'accompagnent depuis si longtemps. Et puis, suite au décès de ma mère, en rangeant des papiers, j'ai retrouvé des archives qui concernaient la vie de mes parents en Algérie, la jeunesse de ma mère à Oran. J'ai repensé au livre de Camus, au film que Visconti a réalisé à partir de l'Etranger. J'ai vu là l'occasion d'écrire un spectacle intime, de voir comment de l'écriture littéraire peut provoquer du mouvement dans les corps. Je l'avais déjà fait, avec tes propres textes, dans Blik autour de soi et dans les Chroniques. Et je voudrais continuer. J'aime de plus en plus cultiver et travailler cette curieuse alchimie entre littérature et danse. En relisant l'Étranger, je me suis rendu compte du plaisir que j'avais à offrir une traduction physique aux mots de Camus.


Quelle est cette " curieuse alchimie" entre danse et littérature?


Le travail du chorégraphe est assez proche de celui de l'écrivain. Il s'agit d'inventer une langue, de construire un vocabulaire, d'essayer de débarrasser le genre de ses corsets anciens. La danse a en commun avec la littérature d'avoir des frontières floues qui ne se définissent ni par leur supports ni par leur genres. Danse et littérature partagent une même liberté vis à vis de leur codes respectifs. Et pour le dire simplement, sur le plateau, elles vont bien ensemble.


Comment, sur la scène, articules-tu interprètes de la danse et personnages du livre?


Comme tu le sais, dans mon travail, les danseurs n'incarnent pas des personnages. Je dirais que parfois, dans la chorégraphie, le danseur et le personnage semblent se croiser, ils se superposent l'espace d'un instant, font croire furtivement à une incarnation mais l'instant d'après les cartes sont rebattues. C'est un rapport proche de celui qu'entretiennent la danse et la musique, l'une et l'autre ont leur chemin propre, mais peuvent de temps en temps se confondre, ou s'ignorer.


Le spectacle est composé également de projections de films, de simples images ou d'extraits du roman lus en voix off. Ces emprunts apparaissent de plus en plus dans tes spectacles...


C'est en effet une des façons de travailler qui me procure le plus de plaisir créatif. Ce n'est pas la seule, ce que nous avons par exemple présenté en mars à la Philharmonie, le Sacre et ses révolutions, accompagnés par un grand orchestre, était un spectacle purement chorégraphique. Mais il est vrai que le métissage des disciplines m'intéresse depuis longtemps. L'art de la danse le permet. Racheter la mort des gestes appartient aussi à ce registre-là, et je souhaite poursuivre mon travail dans cette veine.


Une des particularités de ce spectacle tient peut-être au fait que tu as conservé la structure du livre, que tu en as respecté la continuité. Tu n'as pas "éclaté" le roman, tu ne l'as pas déconstruit comme on aurait pu s'y attendre.


La première raison est que je me suis permis de "coller" à l'oeuvre et de respecter la continuité du roman justement parce que je sais que la danse n'est pas constituée naturellement pour "adapter" une oeuvre textuelle. Je n'ai donc pas "adapté". Il y a une voix off qui chemine le long du roman et des danses et des images projetées qui peuvent s'en éloigner et inciter le spectateur à pousser loin sa rêverie. La deuxième raison est que dans mes précédents spectacles, le travail dit d'"adaptation" était fait par toi, la "déconstruction" tu la proposais avant que je n'intervienne avec la danse. Ici, sans ce travail préalable, je me suis volontairement laissé emporter par le livre, par son flux, par sa force.


Quel est le rôle de ces images projetées dont nous venons de dire qu'elles semblent éloigner du propos du livre?


Ce sont des objets décalés, poétiques, détournés, qui sont nés de ma lecture du livre. C'est mon "journal d'images", des fils invisibles et imprévisibles qui se tendent entre ma lecture et mon imaginaire, nourri aussi bien d'un bout de film de famille que d'une séquence d'un film de Tarkovski ou de Fellini. Je veux également montrer que toute séquence, quelque soit le film auquel elle appartient, est obligatoirement transfigurée – et peut donc être relue différemment- par le simple fait d'être située dans autre contexte.


As-tu fait un travail particulier sur la musique?


J'ai commencé à travailler avec différentes musiques comme j'aime à le faire parfois. Mais le musicien de la compagnie, Strigall (nom sous lequel Antoine Strippoli signe ses musiques pour le spectacle vivant) a été inspiré par le projet. Il m'a proposé une musique qui fonctionne bien mieux que ce que j'avais imaginé. Il a magnifiquement trouvé comment lier tous ces matériaux scéniques si différents.


On a souvent dit que ton travail oscillait entre abstraction et figuration. Plus précisément, ne pourrait-on pas dire qu'il balance de plus en plus entre abstraction et autobiographie?


S'il est vrai que j'ai toujours emprunté à ma propre vie, au départ ça ne se voyait pas, ça ne se savait pas. Depuis quelques temps, l'emprunt autobiographique est plus évident, à la fois par les thèmes que je traite chorégraphiquement et par les textes et les images que j'introduis. C'était déjà le cas dans Racheter la mort des gestes où je parlais très directement d'évènements de ma vie, ou de ma ville. Peut-être la mort récente de ma mère m'a conduit sur ce chemin-là, de l'intime.

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