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L'Eden cinéma

+ d'infos sur le texte de Marguerite Duras
mise en scène Jeanne Champagne

: Entretien avec Jeanne Champagne

Propos recueillis par le service éducatif de l'Equinoxe, Scène Nationale de Châteauroux

Service éducatif : Pourquoi l’Eden Cinéma après Écrire ?


Jeanne : Pour moi c’était une chose importante, j’avais besoin de partir d’Ecrire, de la « chambre noire » de l’écriture avant de mettre en scène l’Eden Cinéma.
Mais le cinéma c’est aussi la « chambre noire », où le monde se révèle à nous – moi j’ai découvert le monde par le cinéma – et par l’écriture aussi. Dans l’oeuvre de Marguerite Duras « tout est à voir », la porosité est permanente entre l’oeuvre écrite, cinématographique et dramatique. Marguerite Duras écrit avec une « caméra stylo », elle écrit « caméra à la main».
Dans l’Eden Cinéma on a la sensation qu’elle écrit et nous donne à voir à travers les mots du récit, parfois elle nous montre comment ferait une caméra, parfois les scènes sont jouées au théâtre et parfois comme au cinéma, en plan large et en gros plan, c’est difficile à mettre en scène, mais c’est passionnant.
Pour l’Eden Cinéma, je suis partie du titre. Ce titre fait rêver. Les deux mots accolés, l’Eden Cinéma, c’est le paradis du cinéma, c’est le cinéma du paradis, le paradis de l’enfance, l’enfance du cinéma, c’est l’imaginaire, ce que l’on projette, ce qui fait rêver…
Pour Marguerite Duras l’Eden c’est l’enfance, la liberté de l’enfance, son enfance en Indochine… mais c’est aussi le cinéma, l’enfance du cinéma et le cinéma de l’enfance.
Le titre L’Eden Cinéma se décline à l’infini, c’est l’adaptation du Barrage contre le Pacifique le roman de la famille en Indochine et l’on sait que la famille c’est le paradis, c’est l’enfer aussi, et c’est aussi du cinéma…: « Ma Mère c’était un Grand Personnage. (…) Veuve très jeune, seule avec nous dans la brousse pendant des mois, des années, donc seule avec des enfants, elle se faisait son cinéma, et le nôtre de surcroît. »
J’aime prendre les mots « au pied de la lettre » et les décliner dans toutes les lectures possibles. Ce que j’aime dans ce texte c’est qu’il raconte des choses graves, une tragédie, un mythe, avec joie et une certaine « légèreté », on pleure, on rit, on est ému… L’histoire du Barrage est l’histoire de la mère, une histoire folle, magnifique et désespérée. Mais quand elle est racontée par les deux adolescents Suzanne et Joseph, ça prend toute une autre couleur : « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux » c’est plein de joie, de rire, de cris, de vie… Je n’aime pas le pathos. J’aime raconter au théâtre des choses graves avec humour et une certaine légèreté, mais c’est ce qui est le plus difficile, je n’y parviens pas toujours.


Service éducatif : Est-ce que pour toi évoquer l’enfance de Duras c’est aussi une façon de comprendre Duras l’écrivain et Duras la cinéaste.


Jeanne : Oui car pour moi tout part de là, de l’enfance, cette enfance en Indochine, c’est la source du « Continent Duras », c’est le fleuve qui irrigue tout le continent, écrit, filmé, joué, c’est l’obsession qui féconde la création. Cette phrase écrite dans les cahiers de la guerre et autres textes (P.O.L) nous saisit. Le Cahier rose marbré où elle raconte son enfance en Indochine est la matrice de toute l’oeuvre: « (…) J’ai l’impression depuis que j’ai commencé à écrire ces souvenirs, que je les déterre d’un ensablement millénaire. (…) Aucune autre raison ne me fait les écrire, sinon cet instinct de déterrement. C’est très simple. Si je ne les écris pas, je les oublierai peu à peu. Cette pensée m’est terrible. Si je ne suis pas fidèle à moi-même, à qui le serais-je ? ».
Ce « je » qui deviendra « jeu » et avec lequel elle ne cesse de « jouer » est fondamental. Ce « déplacement », ce « décalage », cette « recomposition », ces nouvelles « mises en scène » de son « histoire» est son « roman », c’est ça qui nous perd et nous embarque, et on en redemande… Ce sont ces variations à l’infini, ce déplacement de la réalité qui fait la littérature, le cinéma et le théâtre et c’est ce qui m’intéresse. Marguerite Duras insiste sur l’importance de l’imaginaire dans son oeuvre. Elle dit : « le roman de ma vie, oui, mais pas l’histoire. »
C’est donc toujours la même histoire, mais différente, « le réel est vécu comme un mythe ».
Ce sont les variations du mythe qui sont passionnantes.


Service éducatif : Comment tu vas faire travailler tes comédiens ? Est-ce que tu leur demandes de lire les oeuvres de Duras, de connaître Duras, ou tu préfères qu’ils arrivent sans connaissances particulières des textes ?


Jeanne : Je n’ai pas de méthode particulière mais c’est vrai que j’aime que les comédiens s’imprègnent de l’univers de l’auteur – de son oeuvre.
J’essaie de retrouver avec eux la ¨posture de l’auteur¨ au moment de l’écriture, qu’ils soient traversés par les mots de l’auteur, que ces mots résonnent dans leur corps et transmettent au public les sensations contenues dans les mots, donner à voir et à entendre, la « couleur des mots », la chair des mots.
L’écriture de Marguerite Duras est faite « d’encre et de chair », de couleurs, d’odeurs, de sensations, c’est ça que nous devons transmettre aux spectateurs.
Quand on met en scène un texte de M.Duras, on entend une voix, la sienne. On entend le silence aussi. Son écriture est une écriture à trous. Elle dit : « au théâtre, c’est par le manque à voir que l’on donne à voir ». Ce sont les silences, les vides qui nous permettent d’entendre et voir, c’est l ‘ombre qui nous permet de voir la lumière.
L’écriture c’est une page blanche, le cinéma de Marguerite Duras c’est « l’écran blanc de son imaginaire », du nôtre aussi et celui du public, c’est l’espace de l’imaginaire possible que nous devons créer.
Je pense aux jeunes filles et aux jeunes gens qui vont venir voir le spectacle, car l’Eden Cinéma peut être vu et entendu comme un récit d’apprentissage : l’apprentissage de la trahison, de l’injustice, de la folie pour la mère, l’apprentissage de l’amour pour Joseph et l’apprentissage de la solitude pour Suzanne. C’est un éveil au monde, à la révolte, à la colère, à la vie. J’aime l’idée de faire découvrir cette histoire car aujourd’hui on étudie peu Marguerite Duras dans les lycées et c’est dommage. C’est un de nos plus grands auteurs du 20ème siècle, son oeuvre est la plus traduite et la plus lue dans le monde.


Service éducatif : On dit souvent que les textes de Marguerite Duras sont « inmontable »


Jeanne : C’est vrai que ça n’est pas évident, mais c’est passionnant, on cherche, on navigue dans l’oeuvre, on veut voir, on veut entendre, on veut sentir, on sollicite l’attention du public, « on se plaint et on pleure ensemble ». On est dans le désir d’être là ensemble à écouter et partager ces mots, ces émotions, ces cris. Dans un texte de la vie matérielle Marguerite Duras dit : « Je vais faire du théâtre cet hiver et je l’espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang »
C’est une indication pour nous, pour les acteurs, mais je me sens d’une grande liberté par rapport à cela et je cherche, avec les comédiens, cet état de liberté et de jeu à travers les mots du texte.


Service éducatif : Est-ce que tu te sens d’une plus grande maturité pour aborder ce texte ?


Jeanne : La maturité me donne un sentiment de liberté, mais de doute aussi. C’est toujours la première fois, quand on commence une mise en scène, on va à la découverte d’un texte inconnu… Je pense que pour mettre en scène cette « tragédie », il est nécessaire de retrouver un « état d’enfance » dans le jeu. Marguerite Duras dit : « les enfants racontent sans tristesse l’histoire de la mère. En souriant. » Et plus loin en parlant de tous les personnages : « enfance profonde de tous – ce qu’on voit de plus clair, c’est cette joie. » J’aime cette indication scénique. J’ai la chance d’aborder ce texte avec de merveilleux comédiens et je sens une grande complicité avec toute l’équipe artistique et c’est ça qui est important.

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