: Rencontre avec Lilo BAur
Entretien réalisé par Laurent Muhleisen
Laurent Muhleisen. Au cours de votre carrière d’actrice et de metteuse en scène, quel a été votre lien avec Molière ?
Lilo Baur. J’ai toujours rêvé de
jouer Toinette dans Le Malade
imaginaire, mais cela ne s’est
jamais fait ; je garde un souvenir
vif de la première fois où je l’ai vu
joué, lors de mes études à Paris.
Longtemps, j’ai lu dans ma bibliothèque un petit volume contenant
les petites pièces de Molière,
pleines de lazzi inspirés par la
commedia dell’arte. J’ai travaillé
l’une d’entre elles avec des étudiants, lors d’un stage que j’ai
animé à Rome. L’Avare est donc
pour ainsi dire ma première mise
en scène d’une œuvre de Molière.
Je l’avais lu à l’école, bien sûr, j’en
ai vu des mises en scène, mais en
relisant la pièce pour répondre à
l’invitation d’Éric Ruf, j’ai été frappée
par la modernité, voire l’actualité
de ce « classique ». Le rapport
maladif à l’argent, l’avarice du
personnage dans ses propres
sentiments ou émotions, la toxicité
de certaines relations père/fils,
rien de cela n’a vraiment changé.
Ce que j’ai éprouvé, cependant,
c’est une certaine angoisse à
l’idée de m’attaquer à un tel
« monument » !
L.M. Même si dans ce type de pièces les choses ne sont jamais si tranchées chez Molière, L’Avare est une comédie. C’est un registre – vous l’avez prouvé plus d’une fois dans cette maison – dans lequel vous vous sentez à l’aise ; y a-t-il une continuité entre vos mises en scène précédentes – de Marcel Aymé, Feydeau ou Sergi Belbel par exemple – et celle que vous préparez à présent ?
L.B. Certainement, et en grande
partie parce je retrouve la troupe de
la Comédie-Française constituée,
je le dis sans volonté de flatterie,
de comédiennes et de comédiens
formidables. Je m’y sens en sécurité ;
je sais que je vais pouvoir explorer
avec eux un monde, leur faire des
propositions qu’ils sauront exploiter,
et en recevoir d’eux.
L’improvisation occupe une place
importante dans mes processus
de création ; de ce point de vue,
c’est important de se sentir comprise et suivie. Plus les acteurs
sont sincères, plus ils peuvent faire
naître le comique, y compris dans
les moments plus sombres d’une
pièce comme L’Avare – par exemple,
la scène où Harpagon ayant vu
Cléante baiser la main de Mariane,
lui tire les vers du nez pour mieux
l’humilier. C’est un moment d’une
cruauté absolue, révélatrice du
côté maladif de l’avarice
d’Harpagon, un être parfaitement
incapable d’amour. Il souffre d’un
matérialisme inconditionnel.
L’avoine étant, par exemple, un
aliment comme un autre, il ne voit
pas pourquoi seuls ses chevaux en
profiteraient, et leur vole leur
nourriture ! Et ce n’est pas parce
qu’il est pauvre ; au contraire, il vient
de récupérer dix mille écus – trois
cent cinquante mille euros si l’on
fait la conversion – et il pratique, de
façon tout à fait illégale d’ailleurs,
l’usure au taux faramineux de 25 % !
Donc Harpagon est très riche, mais
il n’a rien à donner, et ne partage
rien ; il prête, tout au plus – son
bonjour, par exemple. La mécanique du rire, chez Molière, est
d’abord contenue dans le texte lui-même. La qualité de l’écriture est
immense. Mais on sait que Molière
était aussi un grand comédien,
et c’est pourquoi au texte s’ajoute
le jeu physique des acteurs.
Dans une pièce aux situations
aussi contrastées et extrêmes
que L’Avare, la capacité à passer
de l’agitation la plus folle au calme
le plus inquiétant est, à mon avis,
à rechercher.
L.M. Un homme richissime qui prête de l’argent à des taux prohibitifs, de nos jours...
L.B. C’est un banquier. Un banquier suisse, même. La cassette de la pièce résonne dans ce contexte, puisque le mot s’emploie aujourd’hui encore par rapport à certains coffres forts. En Suisse, seuls des gens très riches en possèdent. Pour moi, c’est un
banquier d’après la Seconde Guerre mondiale, celle pendant laquelle l’Europe entière était venue entreposer ses lingots
dans mon pays d’origine, la Suisse.
Beaucoup de grandes fortunes
sont nées ainsi. Par ailleurs, il est
assez souvent question de chevaux
dans L’Avare, et cette coïncidence
me plaisait, car aujourd’hui
encore, les gens riches, en Suisse
notamment, aiment se promener en
calèche pour souligner le standing
de leur niveau de vie.
L.M. Comment se manifeste, selon vous, le caractère et le « vice » d’Harpagon dans L’Avare ?
L.B. Je le vois envahi de toute
sorte de TOC dès qu’on prononce
devant lui le mot « argent. » Ce
terme suscite une telle agitation en
lui qu’il lui faut d’abord se calmer et
retrouver ses esprits, par n’importe
quel moyen. J’ai une pleine
confiance en Laurent Stocker pour
nous faire des propositions de jeu
dans ce sens. L’effet de comique
naîtra bien sûr du fait que cet
argent occupe une place centrale
dans la pièce. Qu’on puisse lui en
demander, voilà qui est parfaitement
insupportable pour Harpagon.
À part Maître Jacques, personne
n’ose d’ailleurs le faire ouvertement ;
chacun est obligé de ruser – comme
Frosine – de trouver des solutions
alternatives – comme Cléante et
Élise –, ou tout simplement de
ronger son frein. Face à l’argent,
notre avare ne connaît aucune
mesure, aucune dignité, aucune
pitié, et il en devient parfaitement
malsain. La figure d’un millionnaire
comme Donald Trump, paranoïaque
et manipulateur, avide de tout
contrôler, n’agissant que dans
son propre intérêt, n’est pas loin.
Un homme égoïste – au point
qu’il oblige ses propres enfants
à emprunter, à puiser dans un
reliquat d’héritage maternel, ou
encore à se risquer à des jeux
d’argent pour être correctement
vêtus et tenir leur rang –, n’attire
évidemment la sympathie de
personne ; sauf, peut-être – et
j’aimerais que la mise en scène
rende cela visible – celle de Maître
Jacques, qui lui dira d’ailleurs ce
qu’on pense de lui.
L.M. L’action de la pièce se déroule, dans votre mise en scène, dans la maison cossue d’Harpagon, au bord d’un lac, et sur un terrain de golf.
L.B. Je voulais un terrain de golf
d’une part parce que – comme
les chevaux – cela correspond au
standing d’Harpagon (même s’il
s’est sans doute arrangé pour que,
sur celui-ci, tout lui soit prêté), et d’autre part parce que cela offre
un « terrain de jeu » aux acteurs.
Un terrain de jeu où les coups de
clubs, les balles atteignant ou
ratant les trous seraient comme
des métaphores d’opérations en
Bourse, et permettraient aussi de
trouver des façons plus contemporaines d’illustrer les scènes de
« coups de bâton » propres à ce
type de comédie au XVII e siècle.
D’une façon générale, cette mise
en scène tentera d’expliciter des
termes et des situations propres
à l’époque de Molière – questions
de calendrier, d’almanach, valeur
des monnaies, etc. – sans toucher,
bien sûr, au texte lui-même. On est
en été, au bord d’un lac. Harpagon
est évidemment obsédé par sa
cassette cachée dans le jardin.
Lorsqu’il y convoque tout son
personnel pour parler de l’organisation de ses fiançailles, il déploie
toutes sortes de ruses pour que
personne ne s’approche de ce coin
de gazon ! Mais lorsqu’on la lui
vole, le cauchemar commence.
L.M. Les costumes participent évidemment du souci maladif d’Harpagon de faire des économies sur tout ?
L.B. Oui. Ses valets, qui ne sont pas censés apparaître devant les visiteurs, ont des livrées qui n’ont pas changé depuis des lustres et qui ont bien connu la servitude.
L.M. Le paradoxe, comique aussi en un certain sens, c’est que l’argent ne rend pas Harpagon heureux.
L.B. Non, au contraire ! Il ne suffit
pas en tout cas à provoquer en lui
ce sentiment d’immortalité si utile
à certains hommes pour supporter
leur existence. Ce n’est pas pour
rien qu’il cherche à se remarier
avec une femme plus jeune...
et qui ne lui coûte pas un sou.
Mais même cette perspective
l’angoisse, car comme tous les
personnages de ce genre chez
Molière – Arnolphe dans L’École
des femmes, Sganarelle dans
Le Mariage forcé ou George Dandin –
il craint tout de même de ne « pas
être à la hauteur ». Or, s’il ne veut
pas être volé, il ne veut pas non
plus être cocufié !
- Entretien réalisé par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française
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