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L'Avare

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Jacques Osinski

: Note d'intention

- Votre père est amoureux ?
- Oui ; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.
- Lui se mêler d’aimer ! De quoi diable s’avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?
(L’Avare, acte II, scène1)


 « A compter du 1er brumaire, mon père me donne un crédit de 150 livres chez MM. Perier. Je lui en avais demandé 234, et il faudra qu’il me les donne, parce que j’en ai besoin. » Lisant cet implacable et innocent « parce que j’en ai besoin » dans le journal du jeune Stendhal, je songe à L’Avare de Molière, à l’exigence des fils envers leurs pères, à l’exigence des pères envers leurs fils, aux enfants qui croient que tout leur est dû, aux parents qui pensent que leurs rejetons leur appartiennent pour toujours… C’est bien sous l’angle de la famille que j’ai envie d’aborder la pièce et plus précisément des rapports entre Harpagon et Cléante, de cette rivalité, clairement assumée, du père et du fils, de cette vérité de la haine et de l’amour qui se dit sans fard. Plus que le personnage d’Harpagon, c’est le fonctionnement de la cellule familiale que j’ai envie de décortiquer.


Il est une petite phrase qu’Elise laisse échapper au premier acte qui me semble importante : « Il est bien vrai que tous les jours, il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère ». Il me semble que l’absence de cette mère (et je me souviens que Molière perdit la sienne alors qu’il était enfant) peut être à l’origine de tout, la source du déséquilibre familial. Et si c’était à la suite du deuil qu’Harpagon s’était recentré sur son argent ? Et s’il espérait échapper à la mort en se cramponnant à sa cassette ? Et si on prenait un peu au sérieux la phrase de la si célèbre scène 7 de l’acte IV : « Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m'est impossible de vivre. » ?


Harpagon est malade, sans doute souffre-t-il de la même maladie que celle qui devait emporter Molière quatre ans plus tard. Il tousse sans cesse. Il est l’image de la vieillesse, de la décrépitude et pourtant, il s’accroche. Alors qu’il est peut-être l’un des personnages les moins évidemment excusables de Molière, j’ai envie de lui trouver des circonstances atténuantes, de voir en lui un homme malheureux, en son rapport à l’argent et à l’usure, une névrose privée plutôt qu’un ridicule. Après tout, cet homme si mal aimable, cet homme que les autres personnages ne cessent de critiquer, Maître Jacques l’aime lui et semble l’excuser… En retenant son argent, c’est la transmission naturelle parents-enfants qu’Harpagon met en échec. En ne partageant pas son bien avec sa descendance, il garde tout pouvoir sur leur vie. Paradoxe de cet homme qui semble n’aimer personne et pourtant entretient la dépendance de ses enfants. L’avarice est ainsi le nœud qui empêche la séparation, qui maintient la famille dans un cercle fermé. Retenir l’argent, c’est arrêter le temps. Alors l’étrange amour d’Harpagon pour Marianne s’explique : par elle, il entend vivre à nouveau. Par elle, il empêche également son fils de vivre, niant l’ordre des choses. Pourtant, conscient de son âge, il n’a pas l’habituel aveuglement des vieillards amoureux de Molière. En cela il est touchant.


Dans ce monde sombre, l’argent est roi. S’il est la raison de vivre d’Harpagon, il pourrait bien aussi être celle de Cléante et de Frosine (qui me fait penser à ces modernes et élégantes « chasseuses d’appartement » qui se tiennent à la lisière du beau monde). Il fait la véritable identité de Valère qui aime tant avancer masqué. Son absence a modelé la douceur de l’énigmatique Marianne, sphinx qui révèle les autres à eux-mêmes (Peut-on aller jusqu’à voir en elle l’image de l’épouse défunte ?). L’argent est au centre de toutes choses. Comment dès lors, ne pas avoir envie de souligner un peu le parallèle avec les dérives où le capitalisme nous entraîne ? Après tout, il n’est peut-être pas anodin que Maître Jacques, représentant du peuple, soit le seul personnage ayant un rapport sain à l’argent et finisse comme le dindon de la farce…


Comme dans George Dandin, qui lui est contemporaine et que j’ai montée récemment, aucun des personnages –à l’exception sans doute de Marianne et de Maître Jacques – n’est sympathique. Si Harpagon apparaît comme un croquemitaine dont on craint chacune des apparitions, les autres personnages sont tout aussi affreux. Les jeunes gens surtout n’ont pas l’innocence qu’ils ont d’ordinaire chez Molière. Trop bridés dans leurs appétits, ils sont des monstres en devenir : Elise pourrait bien être moins sage qu’elle veut bien le dire et Cléante est le double inversé de son père, tout aussi obsédé par l’argent que son géniteur, tout aussi violent. Ces deux-là risquent de laisser éclater leurs désirs en tous sens. Valère, quant à lui, pourrait bien, être le véritable « méchant » de la pièce, vrai cynique en tout cas, qui n’a rien à envier à Tartuffe.


Dans un décor réaliste, contemporain, j’ai envie d’observer cette vie de famille, comme on observe par le trou de la serrure. L’Avare est une pièce étrange : commencée comme un drame dans les deux premières scènes, elle s’affirme en comédie pour finir dans un invraisemblable romanesque. J’ai envie de la monter comme un roman policier : avec un vrai suspens. Je pense à certains faits divers : la famille Pastor, le meurtre de Bernard Mazières par son fils… Comme souvent d’ailleurs dans les romans policiers, il y a une fausse piste (cette fausse marquise évoquée par Frosine pour appâter Harpagon). Comme dans les romans policiers, la vérité des âmes éclate sans masque. A l’abri du cercle intime, les personnages s’envoient à la figure des vérités que l’on préfère taire en société. Valère a beau s’abriter sous des masques, la pièce dynamite l’hypocrisie, pas si lointaine finalement du film Festen. Elle dit une vérité crue : la famille n’est pas le cercle de douceur que le XIXe siècle voulut idéaliser. Molière la met à sac sans hésiter. Contrairement à ce qui se passe dans Tartuffe, l’ennemi vient de l’intérieur.

Jacques Osinski

juillet 2014

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