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Solitaritate

mise en scène Gianina Cărbunariu

: Entretien avec Gianina Cărbunariu

Propos recueillis par Renan Benyamina.

Solitaritate est structurée en cinq séquences, toutes inspirées d’événements réels. Comment les avez-vous choisies et qu’est-ce qui les relie ?


Gianina Cǎrbunariu : En règle générale, mes créations s’enracinent dans un long travail de documentation et notamment dans des séries d’entretiens. Pour Solitaritate, je n’ai pas exactement procédé ainsi. J’ai extrait le matériau de la pièce de situations de l’actualité, d’histoires impliquant la classe moyenne urbaine de Roumanie. La plupart se déroulent à Bucarest, ville où j’habite, d’autres à Baia Mare et Sibiu. Une fois la trame de la pièce écrite, je l’ai soumise aux comédiens et aux autres collaborateurs afin de les faire réagir aux thématiques traitées, d’analyser ensemble les scènes de la pièce et de créer un langage artistique commun. Dans le même temps, j’ai demandé aux comédiens du Théâtre national de Sibiu de réaliser des entretiens avec des habitants de la ville. Ils devaient les interroger sur la vie urbaine, l’impact de la crise sur leur vie quotidienne, sur l’espace public mais aussi sur leurs rêves et leurs angoisses. Je trouve essentiel que les artistes sortent régulièrement du théâtre pour ressentir et rencontrer les gens, les situations, les lieux.


Pourquoi la classe moyenne vous intéresse-t-elle ?


La classe moyenne, ici, est celle qui a le mieux réussi la transition du communisme vers le capitalisme. Ces quatre ou cinq dernières années, elle a été soumise à une pression économique très forte. Le confort auquel elle commençait à goûter a soudain paru menacé, elle se sent désormais vulnérable, d’un point de vue social, économique et bien sûr, comme partout, elle devient peu à peu sensible aux discours politiques d’exclusion. La plupart de ses membres considèrent que les pauvres sont responsables de leur situation, que l’exclusion est le résultat de la fainéantise ou d’un manque d’ambition. J’appartiens moi-même à cette classe moyenne et c’est elle, la plupart du temps, qui fréquente les grands théâtres, comme le Théâtre national de Sibiu où le spectacle a été créé. Cette catégorie de la population est donc à la fois le sujet de Solitaritate et le destinataire de la pièce. Cela génère des situations parfois ambiguës, comme lorsque certains spectateurs se lèvent pendant l’hymne national. Et je peux vous garantir que ce n’est pas par goût du théâtre participatif mais bien par réflexe patriotique.


Cherchez-vous à tendre un miroir à vos compatriotes ?


Je cherche avant tout à tracer des perspectives et à poser des questions. En mettant sur le devant de la scène des événements survenus dans l’actualité, j’interpelle en effet le public. Par exemple, la scène du mur, qu’un maire souhaite bâtir pour séparer la communauté tzigane et la communauté roumaine, est tirée de l’actualité récente. Le maire de Baia Mare, grâce à un tel projet, a été élu à plus de 80 % des suffrages. Malgré certaines protestations, tout le monde l’a soutenu, jusque dans la communauté rom elle-même. En effet, les dignitaires roms appartiennent eux aussi désormais à la classe du pouvoir. Ce mur, ou cette « ligne de démarcation », comme l’appelle le Maire dans la pièce, structure et privatise la ville sans véritable concertation, sans que personne ne s’en émeuve. Les situations que j’ai choisies pour le spectacle sont toutes liées à ces enjeux de séparation, de disparition ou de marchandisation de l’espace public : c’est le mur à Baia Mare, la cathédrale du peuple à Bucarest, ou encore ce business pour l’obtention de cartes d’invalidité qui sévit à Sibiu et partout en Roumanie. Je crois que la disparition de ces espaces publics compromet nos capacités de résistance.


L’élite que vous mettez en scène dans cette séquence est relativement jeune. Est-elle le signe d’une modernité dont vous faites la critique ?


Auparavant, je croyais que nos problèmes seraient un jour résolus par le renouvellement générationnel de notre personnel politique. Celui-ci a eu lieu mais, en réalité, la situation est presque pire aujourd’hui. Une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques, formés en Europe de l’Ouest, en importe des modèles et des doctrines qui ne sont pas forcément adaptés à la Roumanie. Ils affichent un grand cynisme et passent beaucoup de temps à mimer les occidentaux pour montrer qu’ils sont éduqués, civilisés. Ce syndrome s’étend à une partie toujours plus importante de la population. La question du financement européen est au centre de nombre­ de leurs discours. Cet argent est évidemment une chance pour la Roumanie mais il est le plus souvent dirigé vers des projets sélectionnés et évalués selon des standards européens. Ou, encore plus grave, vers les poches de quelques personnes.


C’est justement dans le cadre d’un projet européen, Villes en Scène / Cities on Stage, que vous dénoncez certaines formes de l’intégration et de la coopération européenne. N’est-ce pas paradoxal ?


Le projet Villes en Scène / Cities on Stage m’a donné la chance de mener un travail critique sur la société roumaine et sur certaines réalités européennes. J’ai toujours considéré que le financement public de la culture revenait à financer l’autocritique. En Roumanie, la plupart des théâtres subventionnés par l’État ont un répertoire proche de celui des théâtres commerciaux, privés. Cela ne me paraît pas normal. Pour moi, le théâtre a la mission de questionner des fissures dans la réalité. L’articulation entre singularité nationale et projet européen ne peut advenir que si l’on prend conscience des problèmes, des failles, que si l’on garde un esprit critique.


Dans l’une des séquences de la pièce, vous organisez l’enterrement d’une actrice roumaine, Eugenia Ionescu. S’agit-il d’un hommage ou d’un règlement de compte avec le dramaturge franco-roumain ?


Je dois tout d’abord dire que j’aime beaucoup le théâtre d’Eugène Ionesco, mais je suis en effet un peu fatiguée des honneurs que l’on ne cesse de lui rendre ici. Je porte un regard ironique et sentimental sur cette créature, Eugenia Ionescu. Au début, elle incarne en effet surtout un alter-ego d’Eugène Ionesco mais, très vite, elle figure tous les monstres sacrés que la Roumanie aime tant. Même s’il en existe probablement partout, comme Depardieu en France, la Roumanie a une passion particulière pour ses grandes stars, que l’on adore au point de perdre tout esprit critique. Dans notre histoire récente, plusieurs de ces monstres sacrés sont liés au nationalisme ou à la puissance de la religion. De nombreuses actrices ont été impliquées dans des pratiques de délation qui sévissaient sous le régime communiste. C’était très courant dans les théâtres. Attention, il ne s’agit pas de dire qu’ils ont collaboré et que nous sommes purs. Ne s’agit-il pas de collaboration lorsque, aujourd’hui, on reste assis sans contester le système ?


Entre ces monstres sacrés de la période Ceaușescu et les jeunes loups occidentalisés, est-ce aussi l’histoire d’un conflit de générations que vous racontez ?


C’est possible. Dans le milieu du théâtre, par exemple, cohabitent des individus qui pratiquent cet art comme au XIXe siècle, d’autres qui, comme moi, ont vécu la plupart de leur vie au XXe, et de jeunes gens, comme mes étudiants, qui n’ont connu que le XXIe. Cela crée forcément des écarts et des incompréhensions. Le plus inquiétant, à mon sens, c’est que nous faisons face à une méconnaissance croissante de l’histoire récente. Les générations nées après 1989 subissent les effets de causes qu’ils ignorent. Dans cette situation, il est extrêmement difficile de verbaliser, d’articuler un discours. Chacun sait que la Roumanie a traversé une période de transition très difficile après Ceaușescu, beaucoup se réjouissent de l’intégration européenne, mais peu de gens prennent la peine de réfléchir à notre trajectoire. Le contexte n’est pas propice au débat. Même lorsqu’on essaie de parler, j’ai l’impression que l’on ne produit que des sons, que personne n’écoute. Cela revient à crier face à des murs.

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