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L'Affaire de la rue de Lourcine

+ d'infos sur le texte de Eugène Labiche
mise en scène Thibaut Wenger

: Note d'intention

J’ai des envies de vaudeville, qui d’une certaine manière et sans trop savoir pourquoi, traversent nos derniers spectacles. Peut-être par nécessité de désordre : j’ai plaisir à pousser, comme pour le final de Platonov, le théâtre dans ses ratages, ses excès, ses retranchements. J’aime le cinéma de genre, et la perspective de jouer avec le genre au théâtre m’amuse – d’autant plus s’il est mineur comme l’est le vaudeville, produit à la chaîne, méprisé par les universitaires, et qui est en quelque sorte au théâtre ce que la série B est au cinéma.


En cherchant dans la production fleuve de Labiche, entrepreneur de la gaudriole du temps des grands boulevards et portraitiste des siens – bourgeois fortuné, châtelain, maire en Sologne, anti communard et partisan de la restauration sous Napoléon III – à qui l’on doit près de 180 pièces écrites à quatre mains, parfois débiles et souvent tombées dans l’oubli, on trouve un drôle d’objet : L’Affaire de la rue de Lourcine.


Dans la veine du « boulevard du crime » en vogue à l’époque, Lenglumé, bourgeois noceur qui un matin de gueule de bois trouve dans son lit un homme dans le même état, Mistingue, bascule lui et sa raison dans une « lacune » de sa nuit et par un faisceau d’indices abracadabrants en vient à imaginer qu’ils sont les assassins d’une charbonnière, rue de Lourcine, dans les dédales d’un vieux Paris interlope. Pour faire disparaître les preuves de leur culpabilité, ils se révèleront capables du pire : l’assassinat de tous les témoins de leur forfait jusqu’à leur élimination réciproque. Un retournement improbable de dernière minute viendra stopper l’escalade meurtrière : le journal à la base du délire datait de l’an dernier – et tout termine en happy end chanté, avec pour seule victime la chatte moumoutte.


Comme souvent chez Labiche, la poésie nous attrape par surprise, entre méchanceté et tendresse, dans un monde archaïque en déroute qui frise assez vite avec l’absurde. C’est un drôle d’endroit, qui dessine pour moi un imaginaire dont je n’arrive pas encore à cerner les contours et qui pourrait relever à la fois du système de pensée particulier, peu rationnel et antisocial de Karl Valentin; de la violence du slapstick primitif – Laurel et Hardy encore dissociés ; des corps distordus de Daumier ; de la légère mélancolie motrice du gyroscope Buster Keaton sur sa locomotive ; de l’appétit sanguinaire des performances de Paul McCarthy sur de vieux plateaux de Disney…


J’ai le sentiment qu’on se retrouve embarqués dans un cauchemar éthylique obsédant qui prend la forme d’un vaudeville factice comme un mauvais film. Un cauchemar de théâtre. Il y a quelque chose qui ne coïncide pas, comme si les canons du genre étaient déréglés. Dans l’entre deux du matin, dans les brumes du madère et bientôt du curaçao, un trou s’ouvre dans le soi, et dans l’angoisse de la « lacune », le sens, et peut-être même l’identité vacillent. Et quand le personnage ne peut plus parler, que la crise le pétrifie, il se met, délire surréaliste, à improviser de monstrueuses chansons pour noyer la béance de son vide – sur des airs piqués aux théâtres voisins, pour la plupart complètement oubliés, entre cabaret et parodie du grand Opéra. Peut-être est-ce même la convention qui le chante, pétrifiée dans son incongruité.
Il me semble que la relation problématique avec les objets suit ce même mouvement, dans une logique qui annonce le cauchemar freudien. Ils ont une vie propre et menaçante, et rendent les personnages vulnérables – ainsi, le charbon, les noyaux, les cheveux ne cessent de réapparaître comme autant d’échecs à enfouir notre culpabilité, à faire commerce avec notre mauvaise conscience. Nous chercherons à cristalliser l’importance de ces éléments en écrivant une partition effrayante et burlesque de gags d’objets récalcitrants, en les distordant dans des visions sous psychotropes, en faisant intervenir dans un espace théâtral a priori figé et peut-être défraichi des phénomènes autonomes fantasmagoriques.

Thibaut Wenger

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