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Klaxon, trompettes... et pétarades

+ d'infos sur le texte de Dario Fo traduit par Marie-France Sidet
mise en scène Marc Prin

: Entretien avec Dario Fo

Propos recueillis par Marc Prin et Donatella Punturo au domicile de l’auteur. Milan – Vendredi 2 Mai 2010

(…)


Dario Fo: Ce texte parle d’un ouvrier qui se trouve dans la situation de sauver Agnelli[1]. Ce dernier vient de subir une agression, une tentative d’enlèvement, et il a le visage entièrement brûlé. L’ouvrier dépose le blessé à l’hôpital, le couvre de sa veste et part sans demander son reste. Le personnel hospitalier hérite du malheureux défiguré et s’appuie sur les documents trouvés dans la veste pour lui reconstruire un visage. On ne pense pas un instant qu’il peut s’agir d’Agnelli.
Qu’est ce que le jeu, la situation ? La clef principale de la pièce est la suivante: Agnelli, substitué par l’ouvrier, disparaît, on ne le retrouve plus. Il hérite de la personnalité de l’ouvrier. Le maximum du grotesque réside dans le fait qu’on cherche à reconstruire le visage du patron à partir de la photo de l’ouvrier. C’est une farce grotesque, satirique, sur la folie du pouvoir qui se trouve inversé, l’ouvrier a le visage d’Agnelli et Agnelli a le visage de l’ouvrier. C’est le jeu du paradoxe grotesque, comme dans la satire de la Commedia dell’arte ou dans la comédie grecque d'Aristophane.
Tout notre travail consiste à faire comprendre ce paradoxe au public. Ainsi Agnelli se retrouve à travailler dans sa propre usine en tant que manoeuvre. Il est exploité par lui-même. On lui inflige un châtiment : il doit subir la pression et la puissance du pouvoir. Il y a là-dedans toute la logique du pouvoir. (…) On y trouve les services secrets, la lutte contre les terroristes, une sorte de danse grotesque, macabre et féroce autour du rapport entre police, pouvoir, état et ainsi de suite.
Mais on y trouve également tous les sentiments humains. La femme a un rôle énorme dans le texte. Rosa, la femme de l’ouvrier, emportée par son amour et son affection, veut à tout prix reconnaître son mari dans le corps de ce malheureux Agnelli.
On avance ainsi dans le texte jusqu’à instaurer le jeu des doubles, des «menècmi[2]», des jumeaux. D’un côté il y a l’ouvrier poursuivi par la police, parce que présumé terroriste, et de l’autre il y a la substitution, Agnelli chez Rosa. C’est le jeu des apparitions de l’ouvrier, d’Agnelli, de l’ouvrier, etc.
Ce n’est pas un manifeste, c’est une comédie. Comme disait Molière, c’est une tragédie qui génère, comédie, absurdité et ricanement. C’est la base fondamentale de tout le théâtre politique de haut niveau. Prenons par exemple le théâtre grec. Aristophane part toujours de la tragédie : par exemple, le carnage des Athéniens en Sicile, dont pas un seul homme d’Athènes ne réchappe, conduit les femmes restées seules à exercer le pouvoir. L'Assemblée des femmes, c’est le résultat d’une tragédie transposé dans une forme comique. J’ai fait un travail similaire avec Klaxon…


(...)


Marc Prin: Dans Klaxon, vous avez joué le rôle d’Antonio?


Dario Fo: Oui, je jouais le personnage principal et Franca jouait Rosa.


Marc Prin: Vous parliez d’Aristophane… pour jouer Antonio, est ce qu’il y a quelque chose de la suffocation? Parler très vite, jusqu’à puisement...


Dario Fo : Parler très vite jusqu’à en avoir le souffle coupé, c’est un gag. C’est une situation qu’on retrouve, je crois, dans Les Oiseaux d’Aristophane. La présence de cette machine mue par les comédiens –à l’aide de cordes, de guindes– pour faire bouger le mannequin, est d’une « clownerie » énorme… similaire aux films de Charlie Chaplin. C’est une machinerie qui réclame une précision scientifique : quatre personnes qui se déplacent de concert tout en suivant un certain rythme, le tout accompagné de sons, etc. Il faut bien calculer le tempo.


(…)


Marc Prin: Vous croyez encore à la lutte des classes? A la rage?


Dario Fo: Je peux vous citer un dialogue très beau. Un ouvrier dit à un autre ouvrier «Mais pourquoi tu participes encore à la lutte des classes? Personne ne croit plus à la lutte des classes! » Et l’autre ouvrier de répondre : «Sauf Agnelli. Lui, il y croit, et comment!» Le patron est encore convaincu qu’il faut faire la lutte des classes. Il reste attaché à ce concept de lutte des classes. A contrario, l’ouvrier lui, est invité par le syndicaliste à arrêter la bagarre. C’est important de remarquer que c’est le syndicaliste qui l’invite à changer de méthode, à faire des compromis. La lutte des classes existe toujours, mais aujourd’hui, l’ouvrier est perdant.


Marc Prin: Aujourd’hui, en France, la lutte se radicalise. Dans les entreprises, les ouvriers séquestrent leurs patrons.


Dario Fo: A l’époque, les Brigades Rouges avaient commencé comme ça. Aujourd’hui, en Italie on monte sur les tours, sur les toits, mais ça reste un phénomène marginal.


Marc Prin: Quid de Lucia?


Dario Fo: Lucia, est une petite bourgeoise qui tombe amoureuse d’un ouvrier. Beaucoup d’étudiantes tombaient amoureuses d’ouvriers, ils étaient des mythes.


Marc Prin: Une gauchiste…


Dario Fo: Oui, une intellectuelle. A l’époque beaucoup de professeures, d’avocates reproduisaient ce schéma-là.


Marc Prin: L’ouvrier, une figure romantique ?


Dario Fo: La classe ouvrière devenait mythique. Ces jeunes femmes voyaient en l’ouvrier, le représentant du peuple, l’homme en lutte, le chef, le guide, l’activiste engagé, violent et féroce. Armés de pistolets, ils s’attaquaient à la classe dirigeante et aux patrons. Ce sont eux qui ont enlevé notre Premier ministre, Aldo Moro et assassiné son escorte. C’est la première fois qu’apparaissait un terrorisme organisé.
(…)
Une logistique énorme a été mise en place en vue de cette action : 16 voitures, deux motos… Volés à des particuliers un mois auparavant, tous ces véhicules ont subit des transformations importantes: pneus, freins, moteur,... Aidé de leurs fréquences radios, les terroristes ont pu communiquer entre eux sans aucune gêne, et connaître par avance le parcours de l’escorte d’Aldo Moro. La Police ne pouvait pas ne pas être informée de ce qui se préparait. Comment, où et avec l’aide de qui ont-ils pu organiser tout cela? Dotés d’importants moyens techniques, financiers et logistiques, seuls les services secrets pouvaient soutenir une telle initiative. Cette action était téléguidée. Aldo Moro devait être enlevé parce qu’il était en train de mettre en place le rapprochement de la Démocratie Chrétienne (DC) avec le Parti Communiste Italien (PCI). Il fallait l’éliminer. Pour ce faire, il n’existait d’autres alternatives que «d’utiliser» les terroristes.


Marc Prin: Pourquoi le PCI s’est-il aligné sur la ligne de fermeté prônée par Andreotti et la Démocratie Chrétienne?


Dario Fo: Au tout début de l’enlèvement, le PCI connaissait la manipulation dont étaient l’objet les terroristes, et ne voulait pas faire le jeu des services secrets. Ils ont été les premiers à dénoncer cette mainmise, avant d’être obligé de se taire… ça devenait dangereux pour eux aussi.


Marc Prin: Enrico Berlinguer et Aldo Moro ont travaillé ensemble, ils étaient en quelque sorte partenaires?


Dario Fo: Ils n’étaient pas vraiment partenaires, mais avaient un profond respect mutuel. Les démocrates chrétiens étaient partisans d’une alliance avec la gauche pour le bien de la nation. Mais l’aile droite de la DC, et la droite italienne en général n’en voulaient rien savoir. Alors qu’il aurait pu être sauvé, « on » a tout fait pour que les BR assassinent Aldo Moro. C’est une tragédie. Ce jeu du pouvoir est une chose horrible.


Marc Prin: Les lettres d’Aldo Moro sont magnifiques.


Dario Fo: Bien sûr. Elles étaient prémonitoires à l’endroit de la démocratie Chrétienne. «Ma mort vous effacera» écrivait-il, et c’est ce qui est advenu.


Marc Prin: Léonardo Sciascia[3] écrit dans Il caso Moro –je cite de mémoire– « même Dario Fo prônait l’échange des prisonniers ».


Dario Fo: Oui, bien sûr. Nous avions compris que la demande de libération de prisonnier n’était qu’un prétexte de la part des BR. Ils réclamaient, en contrepartie de la libération d’Aldo Moro, la libération symbolique d’un des leurs, qui, très malade, n’était pas dangereux. Ce n’était pas un haut responsable, plutôt un idéaliste, opposé aux actions violentes. Dans les faits, peu de temps après il s’est suicidé. Tout ceci explique pourquoi Franca et moi avions pris position en faveur de l’échange. Franca militait au sein de «Soccorso rosso» et avait des contacts avec les brigadistes emprisonnés. Elle a oeuvré, auprès d’eux, afin d’obtenir la libération de Moro. Nous savions que l’assassinat de Moro était tout bénéfice pour la droite.
(…)
Beaucoup avait compris ce qui était en train de se jouer. Derrière le discours de fermeté, Andreotti ne souhaitait que la mort de son ennemi direct. L'Église n’a pas bougé non plus. Le pape aurait pu faire un geste extraordinaire, et dire par exemple, «prenez-moi au lieu d’Aldo Moro», mais il n’en a rien fait.


Marc Prin: Mais comment Andreotti peut-il arriver à dormir?


Dario Fo: C’est un personnage horrible de la classe politique. Toute son histoire est pleine de compromis criminels. Des procès lui ont été intentés, notamment pour ses liens avérés avec la Mafia. Il aurait du être condamné mais s’est toujours retrouvé acquitté, par prescription.


Marc Prin: L’affaire Aldo Moro est toujours là, présente...


Dario Fo: Cette affaire ne peut pas être enterrée, et de temps en temps, elle réapparaît, de façon cyclique. La malédiction qu'elle a jetée sur les politiques resurgit constamment. (...)


Marc Prin: Vous affirmez que la farce est subversive.


Dario Fo: La farce a toujours une force extraordinaire, même dans une période difficile comme la nôtre. Ce qui se passe en Italie est épouvantable. Il n’y a qu’à voir l’interdiction faite aux émissions de télévisions d’accorder la parole aux politiques jusqu’à quatre semaines avant les élections régionales de mars 2010.
La farce est la seule chose qui fait peur au pouvoir. Berlusconi craint par-dessus tout la satire.


Donatella Punturo: Peppino Impastato[4] pratiquait la satire sur le dos de la mafia, ça lui a coûté la vie.


Dario Fo: La satire est une arme puissante et dérangeante. Afin de faire exploser dans la conscience de chacun l’idée de l’existence d’un pouvoir qui punit, les forces réactionnaires ont fait payer très cher à Franca, son engagement et son activisme[5]. (…)


Marc Prin: Il n’existe pas de Dario Fo en France.


Dario Fo (Rires): Il y avait un comédien formidable, mort à moto,...


Donatella Punturo et Marc Prin: Coluche.


Dario Fo: Il était un peu fou, paradoxal...


Marc Prin: Et dérangeait beaucoup.


Donatella Punturo: Il nous a laissé « Les Restos du coeur ».


Dario Fo: On était très proches. Quand je venais à Paris, j’allais toujours chez lui. En Italie, nous avons Beppe Grillo19. J’espère avoir la possibilité de venir voir le spectacle.


Marc Prin: Je vous envoie une invitation.


Dario Fo: Je travaille énormément, et dans le vide culturel qui nous entoure, je suis obligé de répondre à toutes les sollicitations. Ca réclame une grande force d’âme.

Notes

[1] Giovanni Agnelli (plus connu sous le nom de Gianni Agnelli, surnommé l’Avvocato - né à Turin (Italie) le 12 mars 1921 - mort à Turin le 24 janvier 2003), fut un industriel et entrepreneur italien, copropriétaire et dirigeant de la société Fiat.

[2] "Les Ménechmes" de Plaute vers 208 à 213 av. J.C.

[3] Leonardo Sciascia (1921-1989) est un écrivain et homme politique sicilien. Il est l'auteur de romans qui décryptent les mécanismes mafieux.

[4] Giuseppe Impastato, plus connu sous le nom de Peppino Impastato (1948-1978) était un journaliste sicilien activement engagé dans la lutte contre la mafia, laquelle l'a assassiné.

[5] Mars 1973. Franca Rame est enlevée, violentée par un commando fasciste, avant d’être relâchée.

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