: Entretien avec Anne-Cécile Vandalem
Propos recueillis par Malika Baaziz
Comment avez-vous connu l’œuvre de Clément Cogitore, dont vous vous êtes inspirée pour le dernier volet de votre trilogie ?
Anne-Cécile Vandalem : Après Tristesses et Arctique, je souhaitais dans Kingdom
travailler sur l’absence d’avenir vue à travers le regard d’enfants. J’ai découvert le travail
de Clément Cogitore grâce au catalogue de l’exposition présentée au BAL à Paris,
puis j’ai vu son film Braguino. Ses thématiques, ce « monde en train de disparaître »
selon lui, rejoignaient les sujets que je souhaitais aborder. Cette proximité d’intérêts
m’a conduite à le rencontrer pour discuter d’une éventuelle adaptation. Son travail
a un parti pris artistique si fort que je n’y trouvais pas ma propre liberté de création.
En travaillant sur le canevas de l’histoire, nous avons convenu que je m’inspirerai
de Braguino, mais librement. Si son film est source principale d’inspiration, Kingdom
n’en est pas une adaptation stricto sensu. J’y croise d’autres inspirations comme
Croire aux fauves de Nastassja Martin ou les écrits de Camille de Toledo.
De plus,
je m’attarde sur ce que je pense être des zones d’ombre du documentaire, j’ai voulu
les remplir, les peupler. En partant du concept de psycho-généalogie de cette famille,
je voulais observer comment, dans un avenir incertain, le passé peut constituer une
manière de réinventer le futur. Je travaille sur une biographie des personnages qui est
libérée de la trame de Braguino. Je tire grâce à ma fiction des fils qui se détachent de
l’univers du film. Cela me permet de raconter autre chose que le monde des vivants
et d’aller vers une modification de ce monde qui porte en lui d’autres réponses pour
l’avenir. Clément filme une réalité avec son regard d’artiste, qui est déjà une forme
d’interprétation, mais il ne peut dans un documentaire aller au-delà de ce qui lui est
donné à voir. Moi, grâce au théâtre, j’ai la possibilité d’extrapoler.
Dans le film et dans le spectacle, les enfants sont les vecteurs du récit. Comment avez-vous utilisé leur potentiel sur scène ?
Faire arriver des enfants et de jeunes adultes dans une histoire théâtrale distante
du réalisme et où jouent des acteurs de métier est un véritable choc. J’essaie de ne
jamais faire jouer les enfants mais de les prendre pour ce qu’ils sont, je les plonge et
les fais exister dans des scènes. Avec eux, les comédiens sont obligés de travailler
différemment, les codes de jeu se trouvent modifiés. J’ai l’habitude de travailler avec
des enfants qui n’ont jamais fait de théâtre. Ils ont souvent quelque chose de très
particulier qui me plaît. Pour les faire entrer dans notre dispositif, j’ai d’abord essayé
de créer une relation entre eux et les adultes – car ils sont quatre – et de construire
cette famille en quelque sorte.
Dans Kingdom, je souhaitais que les enfants soient
toujours les témoins de ce qui se passe. Les personnages se racontent et, au travers
de leurs témoignages, l’histoire les rattrape peu à peu. Ces enfants sont des éponges,
ils entendent tout des conflits des adultes, les absorbent en permanence. Comment
en héritent-ils et qu’en font-ils ? Leurs parents leur ont appris que les voisins – leurs
cousins – étaient leurs ennemis. Depuis toujours, la barrière est dressée entre eux.
Je souhaitais que nous comprenions la façon dont ils reçoivent tout cela mais
aussi comment cela se traduit la nuit. Le seul moyen étant pour eux de sublimer et
d’exorciser ces affrontements par des scènes entre rêve et réalité.
Comme dans
Tristesses et Arctique, la résolution finale, à la fois puissante et tragique, est prise en
charge par les enfants et surtout par les jeunes adultes, qui se trouvent à la frontière
exacte entre les deux mondes. C’est tragique car ce n’est pas une solution. Et je
ne veux surtout pas dire que la solution est entre les mains de la jeunesse, qu’ils
doivent régler les problèmes que nous avons créés. Je souhaite montrer qu’il y a
peut-être dans la jeunesse, les enfants, un refus de rester indifférents ou paralysés,
qu’ils ont la volonté de tenter quelque chose même si l’issue est incertaine.
Votre trilogie met en scène des clans opposés, des communautés désintégrées. En quoi ce dernier opus prolonge-t-il votre recherche sur l’impossibilité d’un vivre ensemble ?
Cette communauté qui s’isole du monde reproduit les conditions d’une guerre
alors qu’elle vient pour chercher le contraire. L’impossibilité de vivre en paix est ici
liée à des oppositions historiques fondamentales, comme la question du territoire,
l’opposition nature-culture, le rapport au vivant... Des thèmes qui renvoient presque
à la mythologie. C’est la guerre perpétuelle. Je pense toujours en termes de trilogie,
c’est pour moi une manière de cadrer. Je voulais travailler sur ce que j’appelle les
grands échecs de l’humanité. Il n’y en a pas que trois, bien sûr...
Quand j’étais
enfant et que j’ai pris conscience du monde dans lequel j’allais vivre, il était encore
possible de croire en un futur. Je ne peux actuellement pas dire à mes enfants que
l’avenir sera meilleur. Je me suis demandé, entre les perspectives de mon enfance
et ce qui a changé depuis, ce qui constituait des échecs. J’ai voulu dans Tristesses
traiter d’abord l’impossibilité de vivre ensemble sous l’aspect politique, puis dans
Arctique la promesse écologique face au progrès et son échec absolu, et enfin
ici l’incapacité à construire un futur. Je crée des dystopies, mais j’essaie aussi de
poser des questions qui peuvent nous mener vers autre chose, ne pas simplement
nous dire qu’un mur est devant nous. J’explore la question de la psycho-généalogie
non pas comme une fatalité, mais pour montrer que dans ce que nous portons dans
nos racines, dans notre passé, se cachent peut-être de nouvelles possibilités.
Je
ne suis pas totalement pessimiste, je tente aussi, par mes récits, de redonner de la
force. Voir et entendre cette histoire donne la possibilité qu’elle résonne et qu’elle
porte plus loin. Je tente de donner de la puissance à la fiction, de redonner au récit
une force qui est censée dépasser le moment de la représentation. Et c’est pour
moi la vraie puissance du théâtre, du cinéma, celle de sublimer une histoire. Cela
restera toujours mon cheval de bataille.
- Propos recueillis par Malika Baaziz en janvier 2021 pour le Festival d'Avignon
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