theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Kadoc »

Kadoc

+ d'infos sur le texte de Rémi De Vos
mise en scène Jean-Michel Ribes

: Entretien avec Jean-Michel Ribes

réalisé par Caroline Bouvier

C’est la première fois que vous mettez en scène un texte de Rémi De Vos. Pourquoi avoir choisi ce texte ?


Rémi De Vos a déjà été accueilli au Théâtre du Rond-Point 31. À un moment où, il le dit lui-même, il était dans un état assez dépressif et où il envisageait d’arrêter ce métier. Il y a remporté un grand succès, ce qui lui a redonné vie et désir d’écrire. Ce que j’aime beaucoup dans cette pièce, Kadoc, c’est son absence de didactisme, je dirais même que c’est l’inverse d’un texte à message. On pourrait se dire que c’est un texte sur le monde du travail, mais il se situe entre Kafka et Tati, ces mondes où les incongruités se côtoient en permanence et où surtout jamais rien n’est résolu. Les pistes habituelles de la dramaturgie glissent, n’aboutissent pas, comme dans Le Procès de Kafka. On ne sait pas pourquoi on est là, on ne sait pas qui vous accuse, qui vous défend, qui vous convoque.


Entre les trois couples, il y a une dimension d’absurdité absolue. Ce singe, qui est-ce ? On ne sait pas, peu importe ; le rapport de folie entre le directeur des ventes et sa femme est aussi très étrange, on ne sait pas quel est le plus fou des deux. Il y a un questionnement permanent sur les choses, sans jamais aucune réponse, c’est le reflet de l’incohérence dans laquelle on vit. Cette espèce de bordel, qui, hélas ! à la différence des bordels « vrais », n’a pas de saveur..


C’est surtout une pièce d’acteurs, où la parole est portée et où j’espère, la psychologie s’en va. Seul l’inattendu arrive. On raconte une histoire, mais au bout d’un moment, peu importe qui est la victime ou l’assassin, c’est ce qui se passe à côté qui est intéressant. Et ce qui est à côté, c’est ce qui est absurde, ce qui nous bouscule, ce qui est irrésistiblement drôle, le choc de couleurs opposées, un kaléidoscope de contrastes. Ce qui fait avancer l’action, c’est plus le sursaut et la surprise d’une scène à l’autre, que le récit du travail dans l’entreprise.


Quand je dis que c’est une pièce d’acteurs, j’ajoute que je me suis beaucoup appliqué à construire une distribution. Des acteurs « haut de gamme », mais surtout des acteurs qui peuvent se retrouver dans une même cour de récréation et partager les mêmes jeux sans perdre leur forte identité. Quand ils se rencontrent, ils sont dans la même thématique et n’ont pas l’impression de jouer un théâtre différent, mais il y a des oppositions, c’est un jeu de bataille. Ils sont tous dans des armées naturellement faites pour ce genre de pugilat.


Pouvez-vous préciser davantage cette distribution ?


Le directeur des ventes, presque le grand patron, bien sûr, c’est Jacques Bonnaffé, sa femme névrosée Nora, c’est Marie-Armelle Deguy, les Goulon, le mari est un employé avide de pouvoir, ce sont Anne-Lise Heimburger et Gilles Gaston-Dreyfus, et les Schmertz, Caroline Arrouas et Yannik Landrein. Le décor a été conçu par Sophie Perez avec laquelle j’avais déjà travaillé pour Par-delà les marronniers32. Les cos-tumes sont de Juliette Chanaud avec qui je travaille depuis toujours.


Comment est envisagé ce décor justement ? La pièce met en place des scènes courtes qui se déroulent alternativement dans l’entreprise et au domicile des personnages. On alterne entre l’intimité et l’espace public.


Dissocier ainsi n’est pas intéressant. Les personnages évoluent dans un seul univers et passent d’un lieu à l’autre. C’est un décor multiple un peu comme à la Défense, où l’on a placé un certain nombre d’objets pour faire croire que les architectes les plus créatifs avaient, comme à Brasilia, apporté de l’art dans ces cités du travail bureautique. On peut penser à une entreprise avec des éléments qui veulent traduire la modernité, mais qui témoignent aussi d’une grande incohérence. Certains endroits représentent les intérieurs de l’un ou l’autre, cependant il y a des passerelles, les personnages n’arrêtent pas d’aller d’un lieu à l’autre, la géographie est plus mentale que physique même si elle reste très claire. Quand Peter Brook a monté Macbeth sans aucun décor, on lui a fait le reproche de ne pas voir  « la forêt en marche ». Il a répondu « bien sûr que si, on la voit, vous n’avez qu’à écouter ce que disent les acteurs ». C’est la même chose ici, par le langage, la géographie est dite et le décor reflète la tonalité dite par les acteurs. C’est l’envers de l’illustration.


Je dirais que ce qui relie les scènes, c’est la peur. La peur d’être renvoyé, la peur de voir ce singe, la peur d’aller chez l’un, la peur que sa femme soit folle... Chaque personnage est pris par la peur. Wurtz a peur de sa femme, peur qu’elle ne sombre dans la folie, Schmertz a peur de ce singe dont on ignore s’il est vrai ou pas, mais qui est pour lui la métaphore de son éviction par un autre et Goulon a peur de rester encalminé là où il est. Il prend le parti d’envoyer promener son patron pour montrer qu’il a du caractère. Le tout, autour de rapports obsessionnels, comme le risotto ou le singe, des points d’ancrage de névrose qui ne sont pas du tout liés aux performances de l’entreprise.


On peut se projeter dans ces personnages. On vit dans un monde qui échappe, qui est incohérent et qui de ce fait est extrêmement anxiogène. Qui peut savoir aujourd’hui où on va ? Qui peut définir Macron ? Qui peut définir le climat ? Tout est dit et tout est contradictoire. Tout est l’inverse de ce que l’on a pensé la veille. Ce qu’ont très bien capté à la fois les dadaïstes, à la fois des gens comme Kafka ou même éven-tuellement un cinéma comme celui des frères Coen. L’important n’est pas finalement d’avoir des lignes directrices, car même quand on croit avoir atteint le progrès le plus pointu, de toute manière il y a autre chose qui se casse la gueule et donc on ne s’en sort pas. C’est une vision que je trouve très juste, un peu désespérée, mais extrêmement drôle aussi.


Il y a dans la pièce une dimension très humoristique, de fait.


La seule manière de se défendre contre cet effondrement de tout, c’est quand même d’en rire. C’est la seule échappatoire. On naît, on travaille, on aime et puis on meurt. À l’intérieur de cela, dans ce par-cours, à part des gens qui sont illuminés par je ne sais quelle foi ou secte, ce n’est pas facile d’agir en cohérence. Quand vous voyez qu’aujourd’hui il y a des êtres qui dirigent le monde et que Trump en est un... Tant de gens intelligents et sensés sur terre pour arriver à ça ? C’est un peu désespérant quand même. Je dis Trump mais il y en a d’autres... Ce que montre la pièce, c’est que les choses ne sont pas simples. Les hommes sont complexes et c’est cette complexité que souvent on oublie de prendre en compte. Ce n’est pas tant les dysfonctionnements entre la Chine et les États-Unis qui vont faire sauter le monde, mais plutôt le fait que quelqu’un n’aime pas le risotto.


De fait, il n’y a pas de manichéisme dans la pièce.


Tous sont dans une logique personnelle qui justifie leur comportement et leur incompréhension des autres.Non, il n’y a pas d’issue de secours. Si la pièce ne faisait que dénoncer le travail, je ne l’aurais pas montée. Mais elle recèle une incongruité qui m’apparaît comme une métaphore du foutoir insensé dans lequel se trouve la planète. Le théâtre doit dépasser le compte rendu exact de la réalité et l’absurde attaque les choses à la racine. Ceci étant, je souhaite que ce spectacle soit extrêmement jubilatoire et pas du tout obscur ou réservé aux « happy few ». De Rabelais à Jarry ou à Queneau, le rire est un espace pour libérer l’esprit, où la vulgarité du lieu commun est exclue.


Et puis, pour terminer c’est du théâtre. C’est important de dire cela, en ce moment. Avec la force et la densité qui caractérisent le théâtre. Parce qu’à l’heure actuelle, à force d’être attiré par le « stand-up », je n’ai rien contre, il y a des gens très talentueux, mais il se met en place un abandon total des émotions fortes pour aller vers un rire de ricaneurs. Il y a désormais un fast-food du rire qui n’est plus du théâtre, mais un produit de consommation rapide. On passe devant une boulangerie, on a envie d’un éclair au chocolat, on le mange, mais le grand gâteau fait par un grand pâtissier, ça n’a pas la même saveur.


Dans le théâtre, il y a aussi une dimension collective.


Oui, absolument, il y a des acteurs, un metteur en scène, un décor, un auteur. Une densité et une capacité onirique qu’on ne trouve que là.


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.