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Juste la fin du monde

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Philippe Delaigue

: Les belles illusions de l'échange (Entretien)

Entretien avec Philippe Delaigue autour de Juste la fin du monde. Propos recueillis par Denys Laboutière.

PHILIPPE DELAIGUE : " En prenant connaissance de cette pièce, Juste la fin du monde -et ça ne me paraît pas signifier autre chose que ce que je vais dire- je suis littéralement saisi par les larmes ; c'est assez étonnant mais je suis saisi par le bouleversement. Si je dis que c'est étrange, c'est parce que c'est quelque chose qui ne m'est jamais arrivé. Ça m'est arrivé bien sûr avec la musique, avec certains moments de certaines pièces, mais celle-là, je ne peux par exemple pas la lire à haute voix sans trembler, sans pleurer. Et, de la même manière, lorsque j'entendais les élèves de l'E.N.S.A.T.T. la lire, j'étais saisi de la même façon (1). Il y a donc des choses dans ce texte qui me touchent profondément. Evidemment, je le mets parfois à distance et c'est ce qui fait que c'est parfois compliqué pour moi d'en parler, parce qu'en étant à ce point saisi, je me retrouve à ne pouvoir parler que de la " forme " de cette pièce qui me touche, de la manière dont la parole travaille ; c'est de cela dont je peux parler. En fait, ce qui m'émeut, ce qui m'a touché, c'est que, tout simplement, ces êtres-là puissent parler de tout cela. Que l'on puisse en parler et en " faire du théâtre ". Parce que c'est ça qui est formellement stupéfiant !

Si on commence à raconter certaines scènes, on est à priori englués dans une certaine et apparente insignifiance : la belle-sœur parlant de ses enfants et regrettant par exemple qu'ils ne soient pas présents, qui tente de justifier pourquoi elle a appelé son fils " Louis " comme le protagoniste et comme son beau-père, on désigne forcément une certaine forme d'insignifiance.
L'écriture de Lagarce, cependant, n'est surtout pas une écriture minimale, ni naturaliste. Son projet esthétique est probablement de parler d'un " lieu commun ", ou plus exactement d'un lieu " du " commun. Ici, la question est de savoir si on se retrouve ou si on ne se retrouve pas ; mais aussi et surtout que s'il y a bel et bien une chose qu'on est obligés de partager, c'est la " parenté ". Qu'on la nie ou qu'on l'assume. Si Lagarce n'était pas un écrivain, un écrivain exigeant, l'écriture pourrait très vite basculer vers un théâtre du " quotidien " ou du naturalisme un peu " télévisuel ". Dans la grammaire du réel qui est la sienne, il se sert des mêmes mots, des mêmes situations qu'on trouve par exemple dans un téléfilm. Il n'y a en tout cas pas glissé des éléments de modernité clairement affichée ou qui se rapporteraient à un registre du fantastique. Il ne triche pas avec ce dont il se sert. Il utilise bien la grammaire du réel du lieu familial. On n'est jamais avec Juste la fin du monde__ totalement déconnecté du réel.


Le réel " débordé " par la langue


Le réel, cependant, est dans les mots, et seulement dans les mots. Et, s'il n'est fait référence à aucun lieu, à aucune scénographie particulière, il situe pourtant clairement son projet dès la première didascalie dans un projet théâtral un peu impossible, c'est-à-dire à la fois au cours d'un dimanche et pendant une année entière. Le projet du spectacle n'est pas celui de ce dimanche-là en particulier ou de cette année-là, mais bien des deux, en même temps ! Du coup, on peut toujours regarder le spectacle, entendre le texte, travailler le jeu à l'aune d'une réalité qui est la réalité d'une journée à la campagne, la réalité d'une famille, d'un rapport fraternel… Mais on peut lire aussi ce texte avec une autre perspective, comme s'il y avait deux plans de théâtre : un théâtre " réaliste ", donc (et surtout pas naturaliste) et sur un plan -qui appartient plus probablement au personnage de Louis- qui est à la fois onirique et épique, c'est-à-dire traversant le temps d'une manière beaucoup plus large que l'espace de la simple journée. Le moment du rêve est même clairement présent dans la pièce. Du coup, on est tout le temps, sur toutes les questions que l'on est conduit à se poser sur cette pièce et sur cette écriture, dans une sorte d' " entre-deux " où l'on peut toujours se référer à un réel, mais où le réel est constamment " débordé " ; la langue elle-même traverse ces deux perspectives. Si elle raconte l'atermoiement du langage ou de ce qui la constitue, de la difficulté à parler, elle en fait aussi ce qui est la parole dans son essence. C'est de cette difficulté à parler qu'elle devient elle-même une langue. Alors, on s'y reprend à plusieurs fois, on reprend les mêmes termes, le travail sur le temps " juste " à utiliser, est-ce que ce temps appartient au passé, au présent ou au futur antérieur ? Toute cette difficulté à parler devient donc la langue elle-même et c'est cela qui m'intéresse.


Donc c'est à la fois une langue réaliste et une langue littéraire, extrêmement travaillée.
Dans chaque monologue de Louis, une problématique sur le temps et sur le lieu où il parle est posée. Parle-t-il chez ces gens-là ou est-il chez lui à un autre moment ? etc…
Et ce qu'il vient interroger, c'est le " commun "
Il pose le problème de manière extrêmement maladroite dans le prologue, puisqu'il dit " je viens une dernière fois me donner l'illusion d'être le maître " donc, de contrôler, de maîtriser jusqu'au bout… mais maîtriser… quoi ? Il dit, en tout cas " je viens annoncer ma mort pour me donner l'illusion de maîtriser " Donc, ce n'est pas l'annonce elle-même qu'il prétend maîtriser ! C'est quoi ? La question est posée : est-ce maîtriser un parcours ? Est-ce maîtriser sa famille ? Son rapport à sa famille ? Maîtriser le rapport que les autres auront avec sa maladie ? Mais le rapport d'altérité qu'il se propose d'avoir avec les autres est un rapport de maîtrise et qu'il dénonce d'ailleurs d'emblée comme étant une illusion mais c'est ce qui constitue son projet : jusqu'au bout, avoir une sorte d'attitude de maîtrise : " Je suis parti de chez moi, je l'ai voulu, contrôlé et là, malade, je vais annoncer ma mort, je vais annoncer ma maladie " : c'est bel et bien cette illusion de vouloir maîtriser, canaliser ce qui est du ressort de l'humain, de l'échange et du partage. C'est un peu le déni du vivant, du mouvant… Et c'est justement tellement vivant, mouvant, que le projet échoue ! Il y a dans " Juste la fin du monde " pour moi, exactement la même chose que ce qu'il dit lorsqu'il raconte son combat contre la mort, et c'est comme si c'était Louis l'artiste qui disait " mourir, c'est juste la fin du monde " ; donc, il y a à la fois quelque chose de cataclysmique et dans la retenue donnée par " juste ", c'est la trace d'humour anglais que peut avoir quelqu'un qui va mourir et qui dit " mourir ? Ce n'est rien ! c'est juste la fin du monde__ ! " Puisqu' on meurt, on ne voit plus le monde, on ne l'invente plus et c'est cela qui s'effondre, et donc les autres s'effondrent et il nous parle à la fois d'une chose terrible avec cet élément qui résiste totalement à l'altérité : mourir, c'est juste la fin des " autres " en définitive ! c'est orgueilleux…


Ce dont Louis a fait le deuil, déjà, c'est de sa relation aux autres, aussi, et de la place qu'il laisse à l'échange et à la possibilité d'un échange : c'est ce qui me semble plus mortel, plus morbide que la mort elle-même qu'il porte et qui lui fait dire par ailleurs des choses magnifiques lorsqu'il est tout seul. Cette lucidité qui est la sienne est en même temps son impossibilité à aller à la rencontre de l'autre… le projet impossible n'est pas seulement le projet impossible de dire une mort, de l'annoncer, il est foncièrement le projet impossible de rencontrer l'autre ! et c'est de cet échec-là dont il parle avec une très grande lucidité. C'est ce que je considère digne d'intérêt : il y a à la fois l'échec et, à la fois, les raisons de l'échec ! et il dit l'impossibilité de réaliser cet échange, il se le reproche à lui-même ; il parle dès le départ de son illusion, d'un projet qu'il savait un peu vain, mais si on parvient à faire correctement le spectacle, il faut qu'on voie cet échec-là qui n'est pas seulement l'échec d'une parole, mais l'échec de toute parole ! c'est rendre impossible la rencontre, c'est, au fond, ne pas la vouloir !


En outre, Louis a mis en scène sa famille ; c'est un peu terrible, ce rapport tout à fait rapace et cannibale d'un artiste à l'égard de sa famille et l'utilisation artistique qui est produite dès lors ! et j'aimerais beaucoup montrer cette perspective, dans le travail scénique. C'est une donnée qui m'intéresse ; la mise en scène de cette cannibalisation du réel, de l'intime… avec, successivement, des éléments de grande lucidité et de grande perversion, c'est à dire, en même temps qu'il donne magnifiquement la parole à l'autre, comment il procède aussi à sa confiscation. On se dit alors que les niveaux deviennent flous, insaisissables, abyssaux…


L'écoute de la parole : un semblant de bonheur partagé ?


Ce projet personnel de Louis est aussi, d'une certaine manière, le projet de Lagarce et l'on s'interroge alors sur la nature et l'objectif précis de ce retour au sein de la famille, qui n'est autre peut-être que d'essayer de raconter " la part misérable et infinie du Monde " ! " en construire encore une fois à peine l'éclair, la dureté " (2)… Pour moi le proche et le lointain se situent par-rapport à un point fixe, hypothétique, fantasmatique, qui est celui du partage absolu, de la rencontre, de l'altérité absolue. C'est-à-dire, en fait : " à quel moment se parle-t-on POUR DE VRAI ? " et c'est une question à la fois théâtrale et humaine. Qu'est-ce que cet instant exact de la rencontre ? Et, du même coup, " à quel moment une parole nous parvient-elle ? ", " comment écoute-t-on une parole ? " " en écoutant une parole, ne pense-t-on pas surtout à soi ? " etc… Cette tension-là, de la rencontre, de l'altérité qui est peut-être aussi un abandon, " un infini apaisement " donne cette impression de proche et de lointain, parce qu'il s'agit bien en effet de trouver la mesure juste, exacte du rapport, comme s'il existait un endroit absolu, idéal où pourrait avoir lieu la rencontre. Peut-être cela serait-il géographique, spatial, repérable ? Comme si, en concevant de se placer à -mettons- 1 m 20 de l'autre, on pouvait tout se dire… Mais cinq centimètres trop loin ou trop près, patatras, on s'est totalement ratés, on s'engueule et on se perd de vue à jamais…
En conséquence, la langue est sans cesse dans cet effort-là de la justesse, de l'exactitude du rapport possible. Donc, chacun fait un effort impossible -car c'est un véritable effort, c'est une tension, un labeur, une difficulté, usants, fatigants- pour courir après cette chose qui serait un semblant de bonheur partagé, un lieu de rencontre où l'on s'entendrait avec justesse.



Je ne crois pas que, dans la pièce, quiconque lance une parole de manière désinvolte ou sans s'y engager complètement. Je pense que dans cette pièce-là, l'être s'engage tout entier dans sa parole. Au contraire d'autres langues, qui, pour diverses raisons -soit liées aux situations, soit au type de personnage mis en présence- n'invitent pas forcément les acteurs à être impliqués totalement dans ce qu'ils disent.
Chez Lagarce, il me semble que le mot ne tient pas seul lieu d'échange ; il est une volonté d'échange, mais il ne se constitue pas comme tel ; l'échange est ailleurs. Il est impérieux de se parler, de s'entendre, de se comprendre. Alors que, parfois, pour d'autres pièces, pour d'autres langages, cette nécessité impérieuse n'apparaît pas. Il peut être impérieux de parler, mais pas de s'entendre ! : c'est peut-être même ce qui se passe la plupart du temps dans les textes de théâtre. On peut tenir un tout petit peu à distance le texte devant soi. Là, c'est impossible : il faut qu'il y ait une immédiateté, une présence immédiate de la parole et du mot et du ressenti.


C'est une écriture généreuse pour acteurs généreux…


16 janvier 2002

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