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: Rencontre avec Julie Deliquet

Laurent Muhleisen. Pour votre troisième création à la Comédie-Française, et pour le 400 e anniversaire de Molière, vous proposez, avec Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres... un projet qui, en quelque sorte, désacralise le « Patron » de notre Maison...


Julie Deliquet. qui tente, en tout cas, de montrer que sans les femmes et les hommes qui ont partagé son aventure artistique – c’est-à-dire les acteurs et les actrices de sa troupe – on ne fêterait sans doute pas, aujourd’hui, cet anniversaire. Je souhaite placer Molière au milieu de ses compagnons de route, et pas forcément au-dessus, sans pour autant gommer son statut d’auteur qui deviendra chef de troupe. J’avais envie de parler « des autres » qui, contrairement à lui, sont véritablement inscrits dans l’histoire de cette maison, la Comédie-Française, puisqu’ils en sont les premières et les premiers sociétaires.


L.M. Le moment que vous choisissez d’explorer dans l’histoire de cette troupe coïncide avec celui de son premier grand succès, en 1663, à Paris : L’École des femmes, pièce dont la réception pleine de vicissitudes entraînera la création de deux autres spectacles : La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles.
Comment s’articule votre création par rapport à l’historique de ces trois œuvres ?


J.D. Je me suis éloignée de toute volonté de présenter une « saga » qui épouserait toute la vie de Molière, préférant « zoomer » sur un épisode précis et raconter ce qui a pu se passer à ce moment-là. La période dont il est question s’étend du printemps à l’automne 1663 – le spectacle débute par les acteurs et les actrices rentrant chez eux après une représentation de L’École des femmes – et, six mois plus tard, on les voit retourner au théâtre, et l’on comprend que leur répertoire s’est enrichi de deux autres pièces.
Molière est alors tout récemment marié à Armande Béjart, la fille de Madeleine, sa compagne et complice de toujours, et à cette époque trois troupes de théâtre rivalisent sur la scène de Paris et s’affrontent sur le genre théâtral à défendre. Aucun des membres de sa troupe n’imaginait alors que L’École des femmes allait entrer dans l’histoire mondiale du théâtre. Molière et ses acteurs et actrices sont « dans leur présent », face aux louanges et aux critiques dont leur pièce fait l’objet. Je place mon histoire dans la sphère privée de leur vie, de laquelle on connaît très peu de choses. Ce qu’on sait, par exemple, c’est que les femmes accouchaient et remontaient sur scène environ deux semaines plus tard. Mais de la façon dont on éduquait les enfants, dont une pièce se répétait, du lieu où elle se répétait, du moment voire de l’endroit où germait l’idée d’une nouvelle pièce, on ne sait rien. La part béante de cette histoire me permet d’imaginer que toutes ces problématiques, au fond, sont restées les mêmes 400 ans plus tard. En évoquant 1663, précisément, j'évoque aussi précisément 2022, qui vient combler les manques de l’Histoire. Nos fonctionnements de troupes permanentes, nos hiérarchies internes, nos contradictions, nos désirs de partir ou de revenir, nos frustrations liées aux distributions, nos doutes d’aujourd’hui seront habillés de la fiction d’hier – représentée par ces personnages historiques. Le tableau ne doit pas être « spectaculaire » ; on assistera à la vie – parsemée de petits riens, de détails du quotidien – de cette troupe en train de répéter dans un appartement (elle n’occupe son théâtre qu’à mi-temps). Ces détails, il faudra en tenir compte, les traiter. La mesure de ce temps sera aussi celle du spectacle. Ce sera également le temps que met une chandelle pour se consumer, le même qui déterminait le passage d’un acte à un autre.


L.M. Quelle matière textuelle servira de base à la création du spectacle ? Comment va-t-il se composer ?


J.D. Le « méta-théâtre » concernant la vie et surtout le travail de la Troupe, nous l’avons avec le texte de L’Impromptu de Versailles. C’est lui qui va nous guider : il constituera la deuxième partie du spectacle. Le trajet qui mène à lui empruntera ses mots à La Critique de l’École des femmes : comment faire face à la critique, aux attaques de comédiens rivaux, est-ce le parterre qui a raison, est-ce la Cour, pour qui joue-t-on, nos œuvres doivent- elles être morales, est-on misogyne ou au contraire féministe quand on attaque ainsi les femmes, peindre les défauts humains relève-t-il d’une critique de la société ? À partir du moment où la société évolue, certes le théâtre évolue avec elle, mais ne doit-il pas sans arrêt faire la critique de ce qui est en train d’évoluer ? On verra, dans le spectacle, la troupe de Molière elle-même en débattre, comme en débattent encore aujourd’hui les membres de la troupe du Français. Ces débats sont d’autant plus fébriles que l’art même du théâtre est éphémère. Avec L’École des femmes, la Troupe est confrontée pour la première fois au modèle d’une comédie en cinq actes : comment être « sûr » que la forme est pertinente, et de la valeur de la pièce ?


L.M. Explorer l’intimité de la troupe de Molière revient aussi à enquêter sur une forme de démocratie...


J.D. Effectivement. J’avais été frappée en voyant le documentaire de Frederick Wiseman, sur la Comédie-Française, de constater qu’il interrogeait aussi la place de la démocratie dans le fonctionnement de cette institution. En 1663, l’institution en tant que telle n’existait pas ; mais il est étonnant de voir à quel point le fait d’être marginal (car être acteur ou actrice, à l’époque, c’est être un marginal) d’une part n’empêche pas d’être riche (car la troupe de Molière avait beaucoup d’argent) et d’autre part semble même favoriser des pratiques égalitaires (notamment pour ce qui est des salaires, de la retraite, des prises de position) au sein d’une troupe – bien plus que dans la société, où la place et le rôle des femmes restent contrariés. Et si le statut de Molière a fini par devenir celui de « chef artistique », il ne faut pas oublier que l’autre « cheffe de troupe », l’administratrice, la gestionnaire, l’organisatrice, c’était Madeleine Béjart, qui en plus d’être une actrice exception- nelle était une femme d’affaires avisée. La troupe de Molière est un collectif à l’œuvre, qui se conçoit comme une entreprise, hiérarchisée, certes, mais pas de façon très pyramidale ; chacun peut y faire entendre sa voix, et y est libre de ses choix. Cependant, s’il y a démocratie, il n’y a pas liberté absolue. La disgrâce guette toujours. Et parfois, la censure. De ce point de vue-là également, les choses ont-elles vraiment changé ?


L.M. Tout le spectacle a lieu, donc, dans un appartement...


J.D. Oui, la scénographie que nous avons créée avec Éric Ruf est une sorte d’appartement communautaire, d’auberge espagnole, qui peut à certains moments servir de loge, où la sphère privée devient publique et où l’individu partage pleinement son intimité avec les autres. On y entend les bruits de l’extérieur, ceux qu’on imagine constituer l’univers sonore du Paris du XVIIe siècle. Ce que je veux montrer, c’est comment le travail de l’acteur peut interférer avec sa vie privée, et qu’il est possible de mener les deux de front. Il faut savoir donner de la valeur aux choses du quotidien, même quand elles sont petites, et, qui sait, parfois elles grandissent et font surgir des idées de spectacles. Avec L’École des femmes, Molière commence à mettre en scène sa propre société. Plus que critiquer son époque, il interroge la condition humaine. Il montre le « hors champ », les coulisses de la vie, et en fait une œuvre – qui est un miroir, une exposition, et non plus un refuge. C’est pour cela qu’il reste actuel.


  • Entretien réalisé par Laurent Muhleisen
  • Conseiller littéraire de la Comédie-Française
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