: Un héros : le langage (note du traducteur)
L'Histoire de la littérature est jalonnée, de loin en loin, par quelques oeuvres solitaires, qu'une perfection
dans le désespoir ou l'horreur fait briller comme des diamants noirs. Je meurs comme un pays appartient à cette
impressionnante famille. Peut-on plonger plus loin que ce livre dans les bas-fonds de l'homme ? La mort physique
et spirituelle d'un pays vaincu y est la figure d'une autre mort plus radicale, celle de toutes les valeurs humaines
et de l'homme lui-même. On n'a même pas la consolation d'espérer un monde meilleur à venir, dans cette
humanité désormais stérile où les femmes ne peuvent plus faire d'enfants.
Les livres, quoi qu'en disent leurs auteurs, sont toujours plus lourds d'autobiographie qu'il n'y paraît.
Il serait difficile de ne pas voir ici, dans ce cri de haine contre un pays pourri jusqu'à la moelle, écrasé par
l'Église et l'armée, un reflet de la Grèce telle que Dimitriádis l'a connue, sous la dictature des Colonels, par exemple
- même si ce portrait, publié en 1978, à un moment où la Grèce respire un peu après des années de tragédie,
est tout sauf un compte rendu réaliste des événements d'alors. Mais à cette lecture historique, si légitime soit-elle,
il convient d'en superposer une autre, plus universelle. On a l'impression d'être ici face à un tableau complet de
toutes les perversions et subversions, de toutes les formes de folie (hystérie et schizophrénie en tête), d'une synthèse
des maux de toutes les époques passées, présentes et à venir...
Si l'auteur n'a pas vécu directement, suppose-t-on, les atrocités qu'il raconte, on sent qu'il lui a fallu, pour
les imaginer, autant d'intuition que d'invention. Tout, dans ce récit frénétique, sonne vrai, à commencer par ce
grotesque carnaval, cette allégresse de danse macabre dont il est parcouru. Car le tragique pur est un luxe pour
nantis de la douleur, toute débâcle est un flot mêlé, tout désastre charrie ses jouissances cachées.
Redoutable sujet - pour l'auteur d'abord. Il y faut une maîtrise dans l'écriture, et la jubilation qu'elle suscite
chez le lecteur, pour que celui-ci avale tant d'amertume sans recracher. On reste sans voix devant la maturité
du jeune Dimitriàdis (...). On est surtout saisi de découvrir en lui un virtuose non seulement du déchaînement, du
bruit et de la fureur, mais aussi de l'implicite, du demi-mot, de l'infime détail qui tue. Comme ces guillemets
entourant la partie finale où s'élève une voix disant "je", qui repoussent le "je" à distance, dans le passé, le dévitalisent,
l'anéantissent avec la sûreté d'une guillotine. Ou ces crevasses d'allure sismique un peu partout, à savoir les
points de suspension marquant de prétendues coupures, qui font que ce roman, l'un des plus courts qui soient,
devient du même coup virtuellement très long, au point d'allier à la fascination de la fulgurance un peu de celle
de l'infini.
Et surtout, entre les coupures, il y a ces phrases démesurées, épuisées dès le départ et inépuisables, tendues,
au bord de la rupture, comme tirées d'un instrument de musique mené à l'extrême limite de ses possibilités.
On suit leur progression, à ces phrases, comme si c'était une aventure. S'il y a un héros dans ce livre apparemment
sans personnage, c'est sans doute le langage, les mots, dont on exalte ici le pouvoir, capables qu'ils sont
de "brûler la langue à jamais". Et plus précisément la langue grecque, dont on voit défiler, comme dans un fleuve
en crue, des débris arrachés à toute son histoire, à tous ses registres - sans que l'on sache s'il s'agit là, comme l'annonce
le texte, d'un ultime feu d'artifice avant sa disparition, ou au contraire, d'une démonstration de richesse et
de vie renouvelées.
(extrait de la préface à Je meurs comme un pays, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005)
Michel Volkovitch
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